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avaient aussi planté des bananiers et quelques racines. Le soleil faisait mûrir les fruits de ces jardins champêtres tout comme ceux de nos vergers.

Un jour, on résolut de faire une double attaque sur ce camp, à l’époque où l’on supposait que les marrons y seraient établis ; on était las d’avoir toujours au-dessus de sa tête des ennemis invisibles. Un espion fut envoyé sur la montagne pour qu’il s’affiliât avec eux ; les mesures ayant été bien prises, on se prépara à aborder la plaine des Palmistes par deux chemins différents. Les gens de Saint-Benoît marchèrent le long de la rivière Sèche, et nous, nous suivîmes le rempart du bois Blanc ; on devait, à jour fixe, se réunir sur le plateau. Dans une pareille expédition, il y avait des fatigues à essuyer, des dangers à courir ; mais on ne s’en inquiétait guère : les montagnes attirent comme la mer ; on veut voir ce qui se passe là-haut comme on aime à savoir ce qu’il y a là-bas, derrière l’horizon.

Avec cela, nos pères étaient des aventuriers, comme je vous l’ai dit, et nous tenons d’eux ce besoin d’activité qui nous tourmente ; ils explorèrent l’île, ils pénétrèrent les premiers sous ces forêts où l’oiseau chantait, bien qu’il n’y eût personne pour l’entendre ; notre plaisir à nous, c’est de grimper sur les mornes, de glisser au fond des ravins, de chercher partout s’il ne reste pas un coin de terre à découvrir. Ce qui nous animait aussi, c’est que la troupe obéissait d’ordinaire à de vieux créoles, à d’anciens traitants de Madagascar, qui étaient venus se reposer ici de leurs voyages bien autrement aventureux, et se guérir, sous notre climat plus hospitalier, des fièvres gagnées à Tintingue ; le plus souvent, ils ne rapportaient pas du pays malgache de grandes richesses, mais une foule d’histoires étranges et merveilleuses, que nous leur faisions raconter pendant les haltes. Dans ces courses-là, nous marchions toujours pieds nus : le dimanche, pour aller au village, nous prenions des sentiers, parce qu’on nous confondrait avec les mulâtres qui ne sont pas libres ; mais, en campagne, cette distinction devenait inutile. La calebasse au côté, le fusil sur l’épaule, nous nous enfoncions gaiement à travers les bois ; chacun portait en outre une pipe passée dans le ruban du chapeau, un briquet et quelques provisions. Il y en avait aussi qui suspendaient à leur ceinture une petite hache pour couper les grosses lianes et abattre des arbres qu’on jetait, en manière de pont, d’un bord à l’autre des précipices. Ainsi équipés nous ressemblions un peu à une troupe de flibustiers de l’ancien temps ; les soldats de marine se seraient moqués de nous, eux qui rient de nos milices parce qu’elles ont beaucoup de