Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprit que reculer devant une pareille manifestation, ce serait pour ainsi dire se reconnaître hors d’état de répondre à l’attente publique. Il se leva d’un air modeste, mais assuré, et, au milieu d’un silence profond, il appuya la proposition avec une grace, une richesse d’expression, une solidité de jugement, une argumentation vive et serrée, une pureté de langage, qui ravirent ses auditeurs. Son succès dépassa l’attente de ceux qui avaient espéré trouver un jour en lui le successeur de lord Chatham.

Un autre discours, qu’il prononça avant la fin de la session, acheva de le classer parmi les premiers orateurs de la chambre comme parmi les plus vifs adversaires du cabinet. L’opposition réclamait la formation d’un comité pour examiner la question des colonies. Le parti ministériel, dans l’embarras qu’il éprouvait de justifier la conduite tenue par le gouvernement, essayait de se faire un rempart de l’opinion respectée de lord Chatham, qui, disait-on, avait approuvé les mesures dont la guerre d’Amérique était la conséquence. Pitt demanda à s’expliquer, et l’attention de la chambre, fatiguée par un débat prolongé jusqu’au, milieu de la nuit, se ranima aussitôt. Il déclara, en termes formels, que son père avait toujours réprouvé cette guerre dans son principe, dans sa marche et dans le but définitif vers lequel on l’avait dirigée. « Quant à moi, ajouta-t-il, fidèle aux traditions paternelles, je pense qu’elle a été conçue dans l’injustice, enfantée et nourrie dans la folie ; qu’en Amérique la proscription, le sang, la dévastation, en ont marqué tous les progrès, et que, par une réaction déplorable, elle n’a pas infligé de moindres calamités à notre malheureux pays, épuisé d’hommes, d’argent, et ruiné dans ses forces vitales. Et qu’avons-nous obtenu pour prix de tant de sacrifices ? Rien qu’une série de défaites sérieuses et de victoires inefficaces presque également déplorables, puisque ces victoires ne sont autre chose que des succès temporaires obtenus sur des frères voués par nous à l’humiliation et à l’anéantissement, sur des hommes qui, au milieu d’immenses difficultés et presque sans ressources, luttaient glorieusement pour la cause sacrée de la liberté. Comment ne pas pleurer également de tels triomphes et de tels revers ? De quelque côté que nous jetions les yeux, que voyons-nous ? Des ennemis naturels et puissans et de prétendus amis sans chaleur, sans loyauté même, qui, les uns comme les autres peut-être, se réjouissent de nos infortunes et rêvent notre chute finale ! De plus grands malheurs encore sont à prévoir, si l’on persiste dans un pareil système. » L’effet de cette harangue véhémente, dont on n’a conservé que les traits principaux, fut très grand, à ce qu’il paraît.