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REVUE DES DEUX MONDES.

Sous un aspect généralement tranquille, l’état de l’Europe et du monde appelle néanmoins l’attention des hommes politiques. Les nouvelles de Suisse sont affligeantes ; on parle de la réorganisation des corps francs. Les esprits sont très excités, dit-on, par les notes étrangères, surtout par celle de M. Guizot. Il faut convenir, en effet, qu’un ministre de France aurait pu prendre à l’égard de la Suisse un langage plus conciliant ; mais si le style de M. Guizot a blessé les radicaux de la Suisse, ce n’est pas une raison qui puisse légitimer un appel aux armes contre Lucerne. Que les radicaux y prennent garde ; en attaquant violemment les jésuites, ils risquent de leur donner le beau côté. Qu’ils prennent garde surtout, dans l’intérêt de la Suisse et de la paix européenne, de provoquer l’intervention des puissances. En Angleterre, la mission de M. le duc de Broglie occupe les esprits. Le noble duc, à ce qu’il paraît, n’est point parvenu à inspirer au monde politique de Londres une grande confiance dans la durée de notre cabinet, car, depuis son arrivée à Londres, les journaux anglais critiquent plus vivement que jamais la situation du ministère du 29 octobre devant les chambres. Aux États-Unis, l’annexion du Texas, prononcée par le sénat, laisse les esprits en suspens sur l’attitude que prendra l’Angleterre. Le Mexique et la Plata fixent les regards de notre diplomatie.

Au milieu de ces complications, comment ne pas regretter de voir la France livrée à une politique indécise, l’opinion du pays sans direction, les chambres abandonnées à elles-mêmes, le ministère flottant au hasard, ou selon les caprices de la volonté parlementaire. Il fut un temps où l’honorable M. Guizot se plaignait aussi de la décadence et de l’épuisement du pouvoir. C’était l’époque de l’amnistie, du mariage du duc d’Orléans, de la prise de Constantine et de Saint-Jean d’Ulloa. C’était l’époque où le gouvernement, jaloux de son initiative, réclamait l’exécution des chemins de fer par l’état, et présentait aux chambres un vaste projet que tant de gens, parmi ceux même qui l’ont repoussé, voteraient aujourd’hui par acclamation. Mais cette politique n’était pas assez grande pour M. Guizot ; elle n’était pas à la hauteur de son patriotisme ; elle ne pouvait remplir le vide de son ame. Aussi, à chaque instant, la tribune, la presse, retentissaient de ses gémissemens. Que ferait-il aujourd’hui, s’il assistait comme témoin à ce triste spectacle qu’il nous donne ; s’il voyait la politique de la France s’abaisser au-dehors, s’annuler au-dedans ; s’il voyait nos officiers désavoués lorsqu’ils font respecter le nom de la France, et les agens de l’Angleterre indemnisés lorsqu’ils font verser le sang de nos soldats ? Que dirait-il, s’il voyait un ministère abandonner devant les chambres des traités signés et ratifiés ? Dirait-il, comme les journaux qui le défendent, que nous devons monter au Capitole et rendre graces aux dieux parce que la proposition sur les annonces judiciaires a été repoussée, et parce que la France a obtenu le droit de montrer le pavillon français sur la côte de Zanzibar ?


V. de Mars.