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pour l’instant, laissez-moi charger ma pipe avec le tabac de mon jardin. Quant à l’histoire, si vous y tenez, je ne demande pas mieux que de vous la raconter. Nous autres, petits colons, nous ne sommes pas savans comme les Français de France ; mais aussi ce ne serait pas vous, messieurs, qui me feriez parler pour vous moquer de moi !

I.

Je n’ai jamais voyagé, messieurs, dit Maurice en posant son chapeau de paille sur le canon de sa carabine, par conséquent j’ignore si dans les autres pays les choses changent de jour en jour ; mais je puis assurer que, depuis que je suis au monde, il s’est introduit dans notre île bien des nouveautés. On défriche tant, que l’eau ne tardera pas à disparaître de nos rivières, et notre métier, à nous autres petits créoles, qui ne possédons guère qu’un jardin, un champ de maïs, quelques pieds de vakouas pour faire des sacs à sucre, notre métier, trois jours par semaine, c’est la pêche. Le reste du temps, nous chassons les chèvres sauvages, qui deviennent rares, le merle qui a bientôt disparu des forêts, et les nègres marrons quand il y en a. Figurez-vous qu’on ait abattu tous les bois, vendu tous les terrains vagues, bâti des villages sur tous les plateaux, il nous sera impossible de vivre comme par le passé ! Faudra-t-il alors que nous bêchions la terre ? Mais nous sommes blancs, aussi blancs que les plus gros planteurs, et la pioche ne convient qu’aux noirs ; c’est une chose reconnue.

Et avec cela, les bras viendront à manquer ; la traite est abolie ! Tant qu’elle n’a été que défendue, il nous arrivait encore des esclaves en assez grande quantité, et de toute espèce. C’est le tricolore, messieurs, qui nous a valu cette loi-là, et il a été cause d’un malentendu dont quelques noirs ont porté la peine. Ces insensés ne s’imaginaient-ils pas que les trois journées représentaient trois jours de la semaine à eux accordés par le gouvernement de Paris pour ne pas travailler ? Déjà le roi le plus puissant de Madagascar, Radama, ne voulait plus qu’on exportât des Malgaches ; le gouverneur anglais de l’île de France lui promettait par compensation une somme de quarante mille piastres par an, oui, deux cent mille livres fortes, quatre cent mille livres, monnaie de l’île ! Il venait encore des Yolofs, des Yambanes, des Makondés, beaux noirs de pioche, un peu difficiles à tenir ; des Cafres, qui aiment mieux garder les vaches que labourer la terre, et préfèrent de beaucoup l’eau-de-vie de canne à l’eau des torrents ; des Mozambi-