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la côte. Les croiseurs anglais rendent justice eux-mêmes à l’audace des manœuvres et à la merveilleuse rapidité des négriers. Le commandant d’un croiseur anglais rapporte qu’un négrier brésilien qui faisait ses préparatifs de départ lui a laissé voir son navire dans les plus grands détails, et ne lui a point dissimulé le but de son voyage, lui disant : Laissez-moi gagner la haute mer, et vous m’atteindrez si vous pouvez.

La traversée d’un négrier varie de vingt-cinq à trente jours ; l’époque de son arrivée et le point où il abordera sont connus d’avance au Brésil ; on voit aussitôt les propriétaires et les gérans des engenhos ou plantations se rendre en toute hâte vers le lieu où il débarquera sa cargaison. Tout le monde en est instruit, excepté les autorités locales, qui se renferment ces jours-là chez elles pour ne rien voir. Débarquée le matin, la cargaison est écoulée le soir. Alors les magistrats du village reparaissent et certifient en cas d’enquête qu’ils n’ont rien vu, que rien ne s’est passé de contraire aux lois. Il en est de même dans toute l’étendue du Brésil. Comment d’ailleurs en pourrait-il être autrement ? Les fonctionnaires n’ont d’autre traitement que l’argent qu’ils tirent de ces transactions honteuses, et si quelqu’un d’entre eux veut faire exécuter la loi, il ne doit attendre de ses administrés que des coups de fusil, du gouvernement qu’une destitution. Les choses se passent à peu près de la même façon à Cuba, où le principal salaire des fonctionnaires se compose des primes que leur paient les négriers. La cargaison vendue, le négrier brésilien renouvelle sur la côte même ses provisions, et repart quelques jours après pour l’Afrique sans être entré dans aucun port. A Cuba, il est assez ordinaire que, pendant qu’on remplit les barils d’eau et qu’on rassemble les vivres nécessaires, le navire, avec un nom et des papiers nouveaux, aille faire un tour à Vera-Cruz ou à la Nouvelle-Orléans, ou à Guayra (Saint-Domingue). A son retour, il reçoit un troisième nom pour établir au besoin un alibi en cas d’accusation de la part des agens anglais, prend son approvisionnement et retourne en Afrique.

Lorsque les négriers sont obligés de prendre tant de précautions pour sauver leur propriété et échapper à la saisie et à la confiscation, lorsqu’ils doivent se préoccuper avant tout de leur propre salut, ils ne peuvent s’inquiéter beaucoup du bien-être et de la conservation de leurs victimes. Tout ce que nous avons dit, à propos de la traite ancienne, des maux que fait souffrir aux noirs leur entassement dans un espace trop étroit, s’applique à plus forte raison à la traite actuelle. Aujourd’hui, les négriers, où tout est sacrifié à la vitesse, sont beaucoup