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intimes et des poèmes humanitaires. Il y a une manière bien plus simple d’expliquer la persistance que met le public à ne pas lire les manuscrits que les rimeurs de vingt ans s’opiniâtrent à faire passer chaque année à l’état de volumes inédits : c’est que le public n’aime que les bons vers. — « Mais, peut-on dire, la foi littéraire de 1828 s’est peu à peu éteinte, et l’attention maintenant se détourne ailleurs : l’art se voile, la poésie contristée s’enfuit, laissant le terrain à l’âpre politique. Nécessité fatale que sentent les maîtres eux-mêmes ; aussi les plus habiles dérivent-ils vers le rivage où se porte le flot : Childe-Harold errant des partis, le glorieux amant d’Elvire n’a-t-il pas transporté à la tribune ses enchantemens de sirène, sans songer qu’à la chambre chacun est naturellement muni de cette cire que le prudent Ulysse glissait dans l’oreille de ses compagnons ? et, de son côté, Olympio, le poète applaudi, ne médite-t-il pas à l’heure qu’il est, sur les bancs du Luxembourg, quelqu’une de ces harangues couturées d’antithèses et panachées de métaphores dont ses préfaces et ses lettres de voyage peuvent donner l’idée d’avance ? En somme, la poésie reprend pour l’heure son vol vers ces sereines régions de l’idéal qui sont sa contrée à elle, et d’où elle ne s’exile qu’à la voix même du génie. »

Telles sont les raisons à peu près par lesquelles l’amour-propre de tout débutant méconnu explique le morne silence qui accueille la naissance et la mort (c’est tout un) de ces jolis volumes aux couvertures printanières que chaque semaine voit éclore. On ne saurait faire de bruit dans le vide, telle est la loi physique qui, à les en croire, justifie les jeunes poètes et accuse l’époque où nous avons le malheur de vivre. A notre sens, ce sont là autant de leurres frivoles, autant de subtilités captieuses, qui ne sont bons qu’à servir de calmais aux vanités blessées.

Sans doute, les maîtres se taisent, et, transfuges momentanés de la poésie, ils désertent la plupart vers la politique ; mais c’est qu’une autre, une double ambition les tente. Leur supposer des rancunes pour l’équivoque succès de la Chute d’un Ange et des Burgraves serait une explication aussi peu digne de M. de Lamartine que de M. Victor Hugo : le talent se retrouve, il a ses lendemains, et ce ne sont pas les lecteurs justement enthousiastes de Jocelyn et des Feuilles d’Automne qui feraient ici défaut à quelque éclatante revanche. Oui, la poésie est encore aimée en France, si passionnément aimée, qu’on est pour ainsi dire en éveil et comme aux aguets dès que l’espérance, dès que l’apparence même d’un talent nouveau se laisse entrevoir. Voyez plutôt quel accueil sympathique a fait aussitôt la foule à la sévère étude romaine de M. Ponsard ; voyez avec quelle attention bienveillante les lecteurs lettrés ont au premier abord reçu cette muse sereine de M. de Laprade, dont la placidité à la longue s’est un peu changée en monotonie. C’est à l’auteur de Lucrèce, c’est à l’auteur de Psyché de ressaisir, de mériter, par de nobles efforts, cette palme de l’art qui s’est complaisamment penchée sur eux. La seule conséquence que nous voulions tirer de là, c’est que la faculté de l’émotion littéraire ne s’est pas éteinte, que le goût des vers subsiste, qu’il y a un