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public quand il se fausse, voilà pourquoi le succès, qui à lui seul ne prouve rien, a besoin, pour devenir définitif, de la sanction du temps comme de celle des vrais juges. Assurément, il a dû se débiter dix fois plus d’exemplaires des Mystères de Paris que de Colomba ; mais, en vérité, est-ce la faute de Colomba ou celle des lecteurs ? Dans vingt ans, sans nul doute, le public sera sur ce point revenu à l’avis des lettrés. Cet art de la critique, si décrié des poètes, a donc tout au moins le mérite d’être une protestation contre les mauvais entraînemens de la foule, et ainsi de ne pas laisser périmer les droits du talent.

Est-ce à dire pourtant qu’il faille pousser le pessimisme jusqu’à prétendre que le public a toujours tort ? En général, les jeunes poètes seraient assez de cet avis, et ils traitent à peu près le public (lecteur ici n’est pas synonyme) avec autant de bonne grace qu’ils font des critiques. À la vérité, ce n’est point tout-à-fait pour les mêmes causes : celui-là est un grand coupable tout bonnement parce qu’il ne lit point, tandis que ceux-ci sont de méchans envieux, parce qu’ayant lu, ils n’admirent pas, ce qui, dans l’esprit de tout rimeur, est un manque grossier de logique. Évidemment, il y a, au sein de la presse, une mystérieuse conspiration organisée contre la jeune poésie ; évidemment, les déloyaux rédacteurs sont ici d’accord avec leur stupide auditoire, qu’ils tâchent bassement de flatter. À présent les journaux sont faits

Moins par leurs rédacteurs que par leurs abonnés.

Voilà avec quelle aménité on s’exprime dans le camp des bardes néo-romantiques.

Pour notre part, bravant ces foudres, nous avouerons hautement que, sur le point en litige, nous sommes précisément de l’avis du public. Le public, répétez-vous, dès qu’il s’agit de vers (de vos vers, pourrais-je objecter), refuse obstinément de lire : — c’est que sans doute il relit, et il a raison, car l’original, après tout, vaut mieux que le pastiche. Or, il faut bien l’avouer, l’imitation, avec l’hypocrisie de l’indépendance, a été la plaie fatale de la seconde génération du romantisme : à l’heure qu’il est, la jeune école a son école de l’empire. M. Vacquerie, par exemple, est, toute proportion gardée, vis-à-vis de Victor Hugo, quelque chose d’analogue à ce qu’était Luce de Lancival pour Racine. Et notez que l’avantage se trouve tout entier du côté de Luce, car, en décalquant avec servilité les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, on pouvait risquer d’être un médiocre plagiaire, mais on était sûr d’être raisonnable, tandis qu’en reproduisant, avec un crayon gauchement appuyé, le bizarre style de Cromwell, on tombe dans la charge de l’exagération, c’est-à-dire dans ce que le ridicule a de plus grotesque.

Qu’on en soit sûr, le secret de l’indifférence générale pour les débuts des jeunes poètes ne gît ni dans le prétendu matérialisme industriel d’une époque qui rêve aux chemins de fer, ni dans le comfort égoïste d’un âge bourgeoisement constitutionnel ; ce thème de déclamations usées contre notre état social est bon tout au plus pour les préfaces des recueils de sonnets