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Veut-on se faire une idée du nombre de nègres qui périssaient dans la traversée ? qu’on en juge par l’exemple suivant. En 1788, quatre négriers quittèrent ensemble la côte de Guinée sans avoir pu compléter entièrement leur chargement ; le premier perdit 155 nègres sur 602, le second 200 sur 450, le troisième 73 sur 466, le quatrième 188 sur 556, soit en tout 600 nègres sur 2,000, et 220 moururent encore dans les deux ou trois premiers jours du débarquement. On comprend sans peine en effet dans quel état de langueur et de maladie les nègres arrivaient aux Indes occidentales. A peine mis à terre, on les refaisait, c’est-à-dire on les disposait pour la mise en vente en leur faisant prendre des astringens, des lotions de toute espèce ; au moyen de frictions mercurielles et de drogues répercutives, on parvenait à dissimuler leurs blessures et leurs maladies. Dans plusieurs îles, et surtout à la Jamaïque, de petits spéculateurs achetaient au rabais les esclaves qui n’avaient pu être vendus dans les premiers jours du marché, les emmenaient dans l’intérieur du pays, et les revendaient plus tard en détail. On a vu acheter ainsi, pour un dollar, des nègres dans le plus déplorable état et presque dans les convulsions de l’agonie ; on en a vu expirer pendant qu’on débattait les conditions du marché. Macpherson évalue de 20 à 30 pour 100 la perte que chaque négrier faisait sur sa cargaison ; Dickson, Wilberforce, et tous ceux qui se sont occupés de cette matière, s’accordent à porter au quart le nombre des nègres qui périssaient dans la traversée ; on perdait de plus 4 et demi pour 100 dans l’intervalle de douze on quinze jours qui s’écoulait entre l’arrivée aux Indes et la fin de la vente. Ce n’est pas tout ; les souffrances éprouvées par les nègres, les maladies qu’ils avaient contractées pendant la traversée, en faisaient périr un grand nombre dans la période de l’acclimatement. A la Jamaïque, un planteur était fort heureux si, au bout de trois ans, il conservait encore 15 nègres sur 20. Des auteurs portent même à un tiers ou à moitié le nombre des nègres qui périssaient dans les trois premières années ; mais en prenant les évaluations les plus modérées, soit 20 pour 100 pour la traversée, 4 et demi pour le débarquement et la vente, et 25 pour 100 pour la période d’acclimatement, on voit encore que, sur 100 nègres embarqués, 50 avaient cessé de vivre au bout de trois ans. Et cependant la traite était alors un trafic légal, non-seulement reconnu, mais réglé par les lois ; rien ne gênait le négrier, rien ne l’empêchait de prendre toutes les précautions nécessaires pour conserver sa cargaison, et son intérêt même le lui commandait impérieusement. Qu’on juge de ce que doivent être les souffrances des nègres, maintenant