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et de quoi faire vivre tous ces hommes ? La guerre de la Chine et celle de l’Inde ne sont pas autre chose que des solutions partielles du problème qui se renouvelle tous les jours. Les chimères brillantes de M. d’Israëli, ses honorables colères et ses boutades d’amertume peuvent amuser et intéresser nous autres oisifs, gens de la galerie et du parterre, que ces spectacles littéraires désennuient un moment ; mais je comprends fort bien que l’homme politique anglais soit infiniment plus préoccupé des céréales que de Sybil, de la compagnie des Indes que des billets-doux des duchesses, et qu’il prête surtout l’oreille à cette voix affamée qui lui crie incessamment : « Trouvez des ressources pour les maux futurs ; placez des marchandises, conservez les mers, et sauvez le pays ! »

Ce ne serait pas assez de dire que le style de M. d’Israëli est un des styles les plus vifs, les plus ardens et les plus colorés de la littérature anglaise moderne ; un mérite plus grand encore et très réel est ce sincère amour de l’humanité, cette sympathie généreuse et convaincue qu’il faut faire entrer en ligne de compte dans l’appréciation de ses mérites. Si l’on ne peut adopter les principes ni les conclusions de ses ouvrages, trop sérieux à la fois et trop frivoles, il aura au moins eu le don et l’honneur d’éveiller, par une hostilité déterminée, l’attention, les langueurs de la société anglaise. De cette tâche, M. d’Israëli s’acquitte avec une joie et une conscience merveilleuses ; on dirait, à le voir dans certaines pages relever l’étendard israélite contre le monde vivant, à l’entendre répéter les noms des Meyerbeer et des Mendelsohn, qu’il s’est regardé comme prédestiné à exercer contre les chrétiens modernes je ne sais quelle vengeance orientale. Sa naissance juive[1] et l’antique isolement de sa race courageuse, en l’éloignant du maniement des choses réelles et de la connaissance exacte des hommes, lui permettent de juger l’ensemble des évènemens relatifs à l’Angleterre sous un point de vue exclusivement idéal, et le portent à condamner sans pitié le passé comme le présent. C’est ce qu’il a fait.

Comme écrivain, on ne peut nier sa force. Il serait inutile de le supposer chef de parti : sans s’appuyer sur les réalités, sur les nécessités, sur les faits, quel parti existerait ? Cette société active n’a pas un moment de répit à se donner à elle-même ou à donner à ses guides ; elle veut qu’on agisse et qu’on la sauve, car il faut la sauver tous les jours ; on rêvera demain.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. La famille de M. d’Israëli jeune, aujourd’hui chrétienne, et déjà illustrée par l’érudition vaste et délicate de M. d’Israëli père, reconnaît, dit-on, comme souche primitive une ancienne famille vénitienne israélite.