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n’avait pu soupçonner ses droits, au moins une réparation à cette ame si magnanime qu’elle avait pu, dans son ignorance, l’accuser de servilité. Elle avait compris enfin qu’elle devait à ce jeune homme de l’instruire elle-même de son prochain départ, pour lui en épargner l’humiliation, sinon la douleur.

— Monsieur Bernard, reprit-elle après s’être assise auprès de lui avec une émotion qu’elle ne chercha pas à cacher ; dans deux jours, mon père et moi, nous aurons quitté ce parc et ce château qui ne nous appartiennent plus ; je n’ai pas voulu en sortir sans vous dire combien vous avez été bon pour mon vieux père, et que j’en resterai touchée le reste de ma vie dans le plus profond de mon ame. Oui, vous avez été si bon et si généreux, qu’hier encore je ne m’en doutais même pas.

— Vous partez, mademoiselle, vous partez ! dit avec égarement Bernard d’une voix éperdue. Que vous ai-je fait ? Peut-être, sans le savoir, vous aurai-je offensée, vous ou monsieur votre père ? Je ne suis qu’un soldat, je ne sais rien de la vie ni du monde, mais partir ! vous ne partirez pas.

— Il le faut, dit Hélène ; notre honneur le veut et le vôtre l’exige. Si mon père, en s’éloignant, ne se montre pas vis-à-vis de vous aussi affectueux qu’il devrait l’être ou voudrait le paraître, pardonnez-lui. Mon père est vieux ; à son âge, on a ses faiblesses. Ne lui en veuillez pas ; je me sens encore assez riche pour pouvoir ajouter sa dette de reconnaissance à la mienne, et pour les acquitter toutes deux.

— Vous partez ! répéta Bernard… mais si vous partez mademoiselle, que voulez-vous que je devienne, moi ? Je suis seul en ce monde ; je n’ai ni parens, ni amis, ni famille : les seules amitiés que j’aie retrouvées à mon retour, je m’en suis séparé violemment pour mêler ma vie à la vôtre. Pour rester ici, près de votre père, j’ai répudié ma caste, abjuré ma religion, déserté mon drapeau, renié mes frères d’armes : il n’en est plus un à cette heure qui consentît à mettre sa main dans la mienne. Si l’on devait partir, pourquoi ne l’a-t-on pas fait quand je me suis présenté pour la première fois ? J’arrivais alors le cœur et la tête remplis de haine et de colère ; je voulais me venger. J’étais prêt ; je haïssais votre père ; vous autres nobles, je vous exécrais tous. Pourquoi donc alors n’êtes-vous pas partis ? Pourquoi ne m’a-t-on pas cédé la place ? Pourquoi m’a-t-on dit : Confondons nos droits, ne formons qu’une seule famille ? Et maintenant que j’ai oublié si je suis chez votre père ou si votre père est chez moi, maintenant qu’on m’a appris à aimer ce que je détestais et à honorer ce que je méprisais.