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même étreinte ; si j’en dois croire la joie qui m’inonde, le manoir de Vaubert va devenir l’asile de la paix, du bonheur, et des tendresses mutuelles ; nous allons y réaliser le rêve le plus doux et le plus enchanté qui se soit jamais élevé de la terre au ciel. Nous serons pauvres, mais nous aurons pour richesse l’union de nos âmes, et le tableau de notre humble fortune humiliera plus d’une fois l’éclat du luxe et le faste de l’opulence. Que nous vous gâterons, marquis ! que d’amour et de soins à l’entour de votre vieillesse pour lui faire oublier les biens qu’elle a perdus ! Aimé, chéri, fêté, caressé, vous comprendrez un jour que ces biens étaient peu regrettables, et vous vous étonnerez alors d’avoir pu songer un seul instant à les racheter au prix de votre honneur.

Après avoir hasardé quelques objections que Raoul, Hélène et Mme  de Vaubert se réunirent tous trois pour combattre, après avoir inutilement cherché une issue par où s’échapper, harcelé, traqué, pris au piège :

— Eh bien ! ventre saint-gris ! ça m’est égal, s’écria le marquis en faisant le geste d’un homme qui jette son bonnet par-dessus les moulins, ma fille sera baronne, et ce vieux coquin de Des Tournelles n’aura pas la satisfaction de voir une La Seiglière épouser le fils d’un manant.

Il fut décidé, séance tenante, que le marquis, dans le plus bref délai, signerait un acte de désistement en faveur de Bernard, et que, cela fait, le gentilhomme dépossédé se retirerait avec sa fille dans le petit castel de Vaubert, où l’on procéderait aussitôt au mariage des jeunes amans. Les choses ainsi réglées, la baronne prit le bras du marquis, Raoul offrit le sien à Hélène, et tous quatre s’en allèrent dîner au manoir.


XIII.


Or, tandis que cette révolution s’accomplissait au château, que faisait Bernard ? Il suivait au pas de son cheval les sentiers qui longent le Clain, la tête, l’esprit et le cœur tout remplis d’une unique image. Il aimait, et chez cette nature libre et fière que n’avait point appauvrie le frottement du monde, l’amour n’était pas resté long-temps à l’état de vague aspiration, de rêve flottant et de mystérieuse souffrance, il était devenu bientôt une passion ardente, énergique, vivace et profonde. Bernard faisait partie de cette génération active et turbulente dont la jeunesse s’était écoulée dans les camps, et qui n’avait pas eu le temps d’aimer ni de rêver. À vingt-sept ans,