Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il faut pénétrer au fond des choses, revenir à la charge, ne pas se rebuter. Si deux lectures n’y suffisent pas, il faut lire une troisième fois ces raisons qui s’entre-suivent de telle sorte, dit-il, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs effets. » Il ne permet pas qu’on s’imagine que ce soit assez d’une attention ordinaire pour s’approprier ou pour avoir le droit de rejeter ce qui est le fruit d’une méditation profonde, « ni qu’on croie savoir en un jour ce qu’un autre a pensé en vingt années. » La fuite n’est pas possible avec honneur ; car comme Descartes nous fait connaître ce que nous pouvons par la réflexion, et qu’il agrandit notre raison par la sienne, ce serait nous avouer incapables d’application que de lâcher prise après un premier effort, ou que de n’oser même le tenter.

C’est par l’excès de ce désir de convaincre que Descartes est si dur pour ses contradicteurs, outre le mauvais côté des esprits les plus excellens, qui fait qu’ils ne peuvent défendre la vérité sans s’opiniâtrer, et sans en confondre l’intérêt avec le leur. On a dit de Descartes : ce fut plus qu’un homme, ce fut une idée. Je ne l’entends pas seulement de la nouvelle philosophie, par laquelle il est une idée personnifiée ; je l’entends aussi de ce miracle d’abstraction par laquelle cet homme qui avait un corps, des sens, une imagination, était arrivé à ce qu’Aristote dit de Dieu : C’est la pensée qui se pense, c’est la pensée de la pensée. Il y a dans sa polémique je ne sais quelle sécheresse et quel ton absolu qui tient de l’idée plutôt que de l’homme ; on dirait une vérité aux prises avec des sophismes, et, là où la conviction devient superbe, une ame qui s’étonne d’être contredite par des corps. O chair ! dit-il au plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répond : O idée ! C’est en effet la querelle entre l’ame et le corps. Que cette ardeur est peu dans le tempérament de M. Montaigne, lui qui avait cru trouver le meilleur moyen de désarmer toutes les contradictions en étant son propre contradicteur, et qui ne soupçonna guère qu’un jour viendrait où son doute serait attaqué et presque calomnié par un homme de génie, par Pascal !

Mais par la même raison qu’on se lasse bientôt de la liberté que nous laisse Montaigne, on est saisi, entraîné par l’autorité et la domination de Descartes. Cette clarté admirable, cette précision, cette généralité du langage, outre la grandeur et l’intérêt pressant de la matière, ôtent tout prétexte de reculer ou de s’abstenir. Qui donc s’oserait dire ou incompétent ou médiocrement touché du sujet ? On n’y peut échapper que par imbécillité d’esprit ou paresse : mais celui