à la sienne que Cervantes et Molière, dont le premier s’adressait à la fleur de la noblesse castillane, et le second au grand roi et aux grands seigneurs de Versailles. Sans placer M. Heine aussi résolument à côté de Cervantes et d’Aristophane, nous lui accorderons cependant de par son talent une indulgence plénière pour ses écarts. Ce mot de goût d’ailleurs est élastique et multiple ; chaque siècle, chaque peuple, on pourrait presque dire chaque individu, l’explique à sa manière. Nous croyons, pour notre part, que le sentiment burlesque des choses, l’ironie à tous les degrés est un élément essentiel de l’esprit humain ; ce sentiment a de tout temps revendiqué son droit ; il s’est fait sa place jusque dans les monumens religieux du moyen-âge, d’une époque d’enthousiasme et de foi. Ne soyons donc ni surpris ni choqués aujourd’hui, au sein d’une anarchie et d’une désorganisation complète, qu’il perce et s’exprime dans toutes ses nuances, depuis le rire amer et sardonique de lord Byron jusqu’à la cynique jovialité de M. Henri Heine.
Il y a d’ailleurs une grande faiblesse, et nous voudrions ne pas la partager, dans cette critique qui, au lieu d’apprécier un homme de talent suivant sa nature propre, s’obstine à lui imposer une loi conventionnelle et à le ranger dans des catégories. S’il est au monde une chose libre, indépendante et sacrée, c’est à coup sûr l’inspiration et la direction de l’esprit. C’est à ce point de vue que nous demandions en commençant à M. Ferdinand Freiligrath de ne pas abandonner, pour l’arène poudreuse des luttes politiques, les horizons lumineux et paisibles où sa muse se plaisait naguère, car nous croyons fermement qu’il s’abuse et détourne le cours naturel de ses pensées. C’est pourquoi aussi nous dirons aux lecteurs trop prudes d’y regarder à deux fois avant de rien retrancher de l’héritage des siècles. Et sans évoquer les noms immortels d’Aristophane, Rabelais, Cervantes, Shakspeare, Dante et Voltaire, pour nous en faire une arme, nous oserons prétendre qu’il peut y avoir au sein de cette confusion de principes, de préjugés, de tendances et de coutumes qui caractérise notre étrange époque, un enseignement caché sous les boutades facétieuses et les audacieux sarcasmes de ce satyre mélancolique que l’on nomme Henri Heine.