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et cet espiègle Alfred de Musset, qui marchera sans doute comme tambour à leur tête. — Les Français sont bien changés, lui répond M. Heine. Ils ne chantent plus, ils ne dansent plus ; ils sont devenus philosophes ; ils parlent de Kant, de Fichte, de Hegel, ils fument du tabac, ils boivent de la bière ; ils ne sont plus voltairiens, ils sont hengstenbergistes[1].

M. Heine arrive en Westphalie, il traverse la forêt de Teutoburg, il passe auprès du marais classique où Varus resta embourbé.

« Si Hermann avec ses hordes blondes, s’écrie plaisamment le poète, n’avait pas gagné la bataille, la liberté allemande n’existerait pas ; nous serions devenus Romains. ». Suit un tableau piquant, une comparaison bouffonne du sort qui attendait la nation germanique, si elle fût devenue romaine, et de la glorieuse destinée qu’elle s’est faite en restant elle-même : persiflage plein de verve des choses et des individus :


« Figurez-vous qu’il y aurait des vestales à Munich, et les Souabes s’appelleraient Quirites. Hengstenberg serait un aruspice et fouillerait dans les boyaux des bœufs. Neander[2] serait un augure ; il observerait le vol des oiseaux. Raumer ne serait pas un barbouilleur allemand mais un scriba romain. Freiligrath ferait des vers sans rimes, comme jadis Flaccus Horatius. Les amis de la vérité lutteraient dans l’arène avec des lions, des hyènes et des chakals, au lieu de se battre avec des roquets dans les petits journaux. Nous aurions un Néron au lieu de trois douzaines de pères du peuple, et nous nous ouvririons les veines pour narguer les suppôts de la tyrannie.

« Schelling serait un Sénèque… Mais, Dieu soit loué ! reprend M. Heine avec une gravité comique, Hermann a gagné la bataille, et nous restons Allemands comme devant. Un âne s’appelle toujours un âne, et non asinus ; les Souabes sont restés Souabes ; Raumer reste une canaille allemande dans notre nord allemand ; Freiligrath fait des vers rimés, n’étant pas devenu un Horace.

« O Hermann ! c’est à toi que nous devons tout cela. Aussi t’élève-t-on à Detmold un monument pour lequel je me suis empressé de souscrire. »


Dans un des chapitres suivans, M. Heine fait une sorte d’apologie de son silence politique, sous la forme d’un discours adressé aux loups. Sa chaise de poste a cassé la nuit ; le postillon va chercher de l’aide au village prochain ; le poète, resté seul dans la forêt, entend tout à coup

  1. Hengstenberg, professeur de théologie à Berlin, rédacteur du Journal de l’Église évangélique.
  2. Néander, professeur de théologie à Berlin ; auteur d’une Vie de Jésus écrite dans le sens le plus orthodoxe.