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loin de là ; mais le marquis était hors de ses gonds. Mme  de Vaubert l’avait engage dans une voie funeste d’où il ne pouvait désormais se tirer qu’à force de ruse et d’adresse. Une fois hors de la grand’route, on ne peut y rentrer qu’en prenant à travers champs, ou par les chemins de traverse. Après avoir essuyé les pleurs de sa fille et s’être remis lui-même d’une si vive émotion, il débuta par répéter, avec quelques variantes, la scène qu’il avait jouée devant la baronne, car il faut bien le reconnaître, ce n’était pas, comme Mme  de Vaubert une imagination fertile en expédiens ; toutefois, grâce aux leçons qu’il avait reçues en ces derniers temps, le marquis avait déjà plus d’un bon tour dans sa gibecière, il se lamenta donc sur la rigueur et sur l’inclémence des temps ; il gémit sur les destinées de l’aristocratie qu’il représenta, image neuve autant qu’originale, comme un navire incessamment battu par le flot révolutionnaire. Profitant de l’ignorance d’Hélène, qui avait vécu toujours en dehors des préoccupations de la chose publique, il peignit avec de sombres couleurs, qu’il savait exagérer lui-même, l’incertitude du présent, les menaces de l’avenir. Il employa tous les mots du vocabulaire alors en usage ; il fit défiler et parader tous les spectres et tous les fantômes que les journaux ultra-royalistes expédiaient sous bande, chaque matin, à leurs abonnés. Le sol était miné, l’horizon chargé de tempêtes : l’hydre des révolutions redressait ses sept têtes ; le cri, guerre aux châteaux ! allait retentir d’un instant à l’autre ; le peuple et la bourgeoisie, comme deux hyènes dévorantes, n’attendaient qu’un signal pour se ruer sur la noblesse sans défense, se gorger de son sang et se partager ses dépouilles. On n’était pas sûr que M. de Robespierre fût bien mort ; le bruit courait que l’ogre de Corse s’était échappé de son île. Enfin il mit en jeu et entassa pêle-mêle tout ce qu’il pensa devoir effrayer une jeune imagination. Lorsqu’il eut tout dit :

— N’est-ce que cela, mon père ? demanda Mlle  de La Seiglière avec un sourire plein de calme et de sérénité. Si le sol est miné sous nus pieds, si le ciel est noir, si la France, comme vous le dites, nous exècre et veut notre ruine, que faisons-nous ici ? Partons, retourner dans notre chère Allemagne ; allons-y vivre comme autrefois, pauvres, ignorés et paisibles. Si l’on crie guerre aux châteaux ! on doit crier aussi paix aux chaumières ! Que nous faut-il de plus ? Le bonheur vit de peu, l’opulence ne vaut pas un regret.

Ce n’était pas l’affaire du vieux gentilhomme, qui savait heureusement un chemin plus sûr pour arriver à ce noble cœur.

— Mon enfant, répliqua-t-il en branlant la tête, ce sont là de beaux