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que les fictions du poète n’atteignent pas toujours, à beaucoup près, à la touchante et terrible vérité du simple chroniqueur.

Le poème s’ouvre par une invocation pleine de convenance et de gravité. Au moment de commencer le récit d’une aussi terrible histoire, Corte Real répudie l’intervention des divinités païennes, et invoque Jésus sur la croix du Calvaire : « O vous, Rédempteur, qui avez pris naissance dans les pures entrailles d’une vierge sainte, Dieu, et homme parfait, ô Christ, qui, au sommet du Calvaire, avez été cloué sur la croix, et qui, en mourant pour nous, avez lavé nos péchés dans la fontaine sanglante que fit jaillir de votre côté la lance de Longus[1], c’est à vous, Seigneur, que je demande secours. Je ne veux pas de l’Hélicon, je ne dis pas à Apollon de m’accorder le souffle poétique, ni de me donner une science universelle, un génie brillant ; je ne lui demande point les accords harmonieux de sa lyre ; c’est votre grace seule, ô Jésus, que j’implore[2]… »

Qui ne serait persuadé, en lisant un début aussi chrétien, que l’œuvre nationale et toute moderne de Corte Real ne va nous présenter aucune trace des anciennes fictions mythologiques ? Il n’en sera pas ainsi pourtant. Le poète a beau s’écrier : je ne veux pas de l’Hélicon ! comme tous les épiques du XVIe siècle, comme Camoens lui-même, Corte Real ne fera marcher son action, qu’au moyen des vieilles machines empruntées de Virgile et d’Ovide. Cette persistance du paganisme poétique qui nous blesse tant aujourd’hui, et avec raison, avait, il faut bien le dire, des motifs pris dans les opinions de l’époque et dans la nature même de l’art. Nous reviendrons sur ce point, après avoir exposé la marche et fait connaître les plus beaux endroits du poème.

Corte Real semble avoir fait deux parts de son sujet. La première, renfermée dans les cinq premiers chants, est consacrée à la peinture du bonheur et de toutes les prospérités des deux héros ; la seconde, qui remplit les douze autres chants, offre le récit pitoyable de leurs cruelles souffrances. Pour qu’il ne manque rien à la fraîcheur du premier tableau, le poète remonte jusqu’au moment de la naissance

  1. Et non pas Longis. Je ne signale cette minutie que parce que les fautes de ce genre, qui viennent de l’imprimeur, fourmillent dans ce volume. L’incurie typographique s’étend aujourd’hui jusqu’aux livres d’élite, que l’on aurait traités autrefois comme des bijoux littéraires.
  2. Je me sers habituellement, dans les extraits qui suivent, de la traduction de M. Ortaire Fournier, dans laquelle je me permets d’introduire çà et là quelques modifications.