Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
735
MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

et de lui arracher ses dernières illusions ? Je m’attends à des luttes acharnées, à des récriminations amères. Dans ses emportemens, il ne manquera pas de m’accuser d’avoir courtisé sa fortune et de tourner le dos à sa ruine. Je serai forte contre lui et contre moi-même : je saurai l’amener à comprendre qu’il serait insensé de marier nos deux pauvretés, inhumain de condamner sa race et la mienne aux soucis rongeurs d’une médiocrité éternelle. Il s’apaisera ; nous gémirons ensemble, nous confondrons nos pleurs et nos regrets. Viendront ensuite la douleur d’Hélène et les révoltes de Raoul : hélas ! ces deux enfans s’adorent ; Dieu les avait créés l’un pour l’autre. Nous leur ferons entendre raison. Au bout de six mois, ils seront consolés. Raoul épousera la fille de quelque opulent vilain, trop heureux d’anoblir son sang et de décrasser ses écus. Quant au marquis, il est trop entiché de ses aïeux et trop ancré dans ses vieilles idées pour consentir jamais à s’enrichir par une mésalliance. Puisqu’il tient aux parchemins, eh bien ! nous chercherons pour Hélène quelque hobereau dans nos environs, et j’enverrai ce bon marquis achever de vieillir chez son gendre.

Ainsi raisonnait Mme  de Vaubert, en mettant les choses au pire. Toutefois, elle était loin encore d’avoir lâché sa proie. Elle connaissait Hélène, elle avait étudié Bernard. Si elle ne soupçonnait pas ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, — Mlle  de La Seiglière ne le soupçonnait pas elle-même, – la baronne avait su lire dans le cœur du jeune homme, elle était plus avant que lui dans le secret de ses agitations. Elle comprenait vaguement qu’on pouvait tirer parti du contact de ces deux nobles âmes : elle sentait qu’il y avait là quelque chose à trouver, un incident, un choc à susciter, une occasion à faire naître. Mais quoi ? mais comment ? Sa raison s’y perdait, et son génie vaincu, mais non rendu, s’indignait de son impuissance.

— Cette pauvre baronne ! se disait le marquis en jetant de loin en loin sur Mme  de Vaubert un regard timide et furtif ; elle ne se doute guère du coup que je vais lui porter. C’est, à tout prendre, un cœur aimable et fidèle, une âme loyale et sincère. J’ai la conviction qu’en tout ceci elle n’a voulu que mon bonheur ; je jurerais qu’en vue d’elle-même, elle n’a pas d’autre ambition que de voir son Raoul épouser mon Hélène. Quoi qu’il arrivât, elle s’empresserait de nous accueillir, ma fille et moi, dans son petit manoir, et s’estimerait heureuse de partager avec nous sa modeste aisance. Que son fils épouse une La Seiglière, ce sera toujours assez pour son orgueil, assez pour sa félicité. Chère et tendre amie ! il m’eût été bien doux, de mon côté, de réaliser un rêve si charmant et d’achever mes jours auprès d’elle. En apprenant que nous devons renoncer à cet espoir si long-temps ca-