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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

pâle et froid de colère, sans avoir, comme autrefois, serré la main du vieux gentilhomme, demeurés seuls au coin du feu, le marquis et la baronne se regardaient l’un l’autre en silence. — Eh bien ! madame baronne ? – Eh bien ! monsieur le marquis, il faut voir, il faut attendre, disait encore une fois Mme  de Vaubert : et le marquis, les pied sur les chenets et le nez sur la braise, s’abandonnait à de muets désespoirs, d’où la baronne n’essayait même plus de le tirer. Il s’attendait d’un jour à l’autre à recevoir un congé en forme. Ce n’est pas tout. M. de La Seiglière savait, à n’en pouvoir douter, qu’il était pour le pays, ainsi que l’avait dit M. Des Tournelles, un sujet de risée et de raillerie, en même temps qu’un objet de haine et d’exécration. Les lettres anonymes, distraction et passe-temps de la province, avaient achevé d’empoisonner sa vie, imbibée déjà d’absinthe et de fiel. Il ne s’écoulait point de jour qui ne lui apportât à respirer quelqu’une de ces fleurs vénéneuses qui croissent à l’ombre et foisonnent dans le fumier des départemens. Les uns le traitaient d’aristocrate et le menaçaient de la lanterne ; les autres l’accusaient d’ingratitude envers son ancien fermier, et de vouloir déshériter le fils après avoir lâchement et traîtreusement dépouillé le père. La plupart de ces lettres étaient enrichies d’illustrations à la plume, petits tableaux de genre pleins de grâce et d’aménité, qui suppléaient avantageusement ou complétaient agréablement le texte. C’était, par exemple, une potence ornée d’un pauvre diable, figurant sans doute un marquis, ou bien le même personnage aux prises avec un instrument fort en usage en 93. Pour ajouter à tant d’angoisses, la gazette, que le marquis lisait assidûment depuis son entretien avec le d’Aguesseau poitevin, regorgeait de prédictions sinistres et de prophéties lamentables ; chaque jour, le parti libéral y était représenté comme un brûlot qui devait incessamment faire sauter la monarchie, à peine restaurée. Ainsi se confirmaient déjà et menaçaient de se réaliser toutes les paroles de l’exécrable vieillard. Épouvanté, on le serait à moins, M. de La Seiglière ne rêvait plus que bouleversemens et révolutions. La nuit, il se dressait sur son séant pour écouter la bise qui lui chantait la Marseillaise, et lorsque enfin brisé par la fatigue, il réussissait à s’endormir ; c’était pour voir et pour entendre en songe le hideux visage du vieux jurisconsulte, qui entrouvrait ses rideaux et lui criait : – Mariez votre fille à Bernard ! Or, le marquis n’était pas homme à long-temps se tenir dans une position si violente et qui répugnait à tous ses instincts. Il n’avait ni la patience ni la persévérance qui sont le ciment des âmes énergiques et des esprits forts. Inquiet, irrité, humilié, exaspéré, las d’at-