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aux passans n’offensent pas les mœurs ; mais que dit-on de vous par derrière, de vos circuits dans les ruelles détournées, de vos minauderies, de vos clignemens d’yeux et de votre démarche lascive ?

« Quand je suis maussade et que je garde le silence, c’est que je n’ai rien à répondre à qui me parle ; et vous autres, vous tournez le dos aux gens, et vous faites les revêches pour tâcher de rendre fou qui vous aime.

« Il est vrai que, si quelque polisson porte les mains sur moi, je lui donne une rebuffade. Aussitôt vous dites : Le mal est dans sa cervelle. — Mais vous, vous acceptez l’insolente caresse, et apparemment vous avez raison, puisque vous êtes sages et moi folle.

« Quand il me plaît d’avoir un amoureux, je lui fais les yeux doux au milieu de la place publique. Aussitôt vous criez : Betta la folle va commettre quelque inconvenance ! — Si j’étais sage comme vous, je saurais que, dans un coin obscur, ou quand les rideaux de la gondole sont fermés, on peut sans crainte… Epargnez-moi le reste.

« J’aime bien à mettre de belles plumes de coq sur ma tête. Mes bracelets de gousses d’ail sont jolis. Sur mon pauvre sein, voyez ce riche morceau d’un vieux mouchoir déchiré. Tantôt je mêle et je noue mes cheveux, tantôt je les éparpille. Quelquefois je me coiffe avec soin d’une corbeille, signes certains de mon incurable démence !

« Mais celui qui a le temps d’examiner vos crinières y verra passer en un mois trente guirlandes. Vos cheveux changent à tous momens, à présent à la française, tout à l’heure à l’anglaise. Vite des fleurs de tous les pays ! O les étranges formes de tête que vous vous donnez ! On voit bien qu’il y a dans ces têtes-là un grand jugement.

« Sotte que je suis ! je loge pour rien chez le jardinier ou la pauvre fruitière. A ceux qui m’abordent je ne coûte jamais plus d’un denier. Ce n’est pas savoir se conduire. On ruine son mari, on ruine ses enfans Eh quoi ! point de viande à dîner ! le rôti reste chez le boucher ? Voilà le moment de ruiner un amant.

« Le désespoir de voir mon mari mort, c’est là ce qui m’a rendue folle : honteuse faiblesse ! Si j’avais été forte comme vous autres, je me serais réconfortée en apprenant mon veuvage. Une folle pleure son mari parce qu’elle l’aime. Heureusement cela est rare ; la sage rit, et tôt s’amourache d’un autre quand ce n’est pas fait d’avance.

« Oh ! qu’il est beau de comprendre bien ce que dit le monde ! Les brebis qui sortent de l’étable ne savent pas distinguer le faux du vrai, le vrai descend dans les abîmes, le faux est là qui leur crève les yeux ; la renommée tourne autour du troupeau avec sa trompette, choisit une brebis sans cervelle, et crie : Je te salue, ô Salomon !

« Enfin, il faut que je vous le dise, et faites attention, car je sens en moi le souffle de la sibylle : les grimaces de mon corps sont le miroir de vos ames ; je vous enseigne ainsi à modérer le bouillonnement de vos cervelles. Voulez-vous être sûres de votre raison ? Faites avec votre cœur et votre esprit