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où il trouve ces mots : « Soyez à vingt-une heures au pont Storto ; vous verrez une gondole fermée avec un mouchoir blanc sur le bord de la fenêtre ; entrez dans cette gondole, j’y serai. » Gozzi arrive au rendez-vous et se glisse dans la gondole. On baisse les stores et la couverture ; le barcarole, habitué à mener des couples amoureux, s’enfonce dans les canaux sinueux de Venise.

— Voilà ce qui s’est passé, dit la dame avec un air agité : dans ma maison habite un pauvre homme à qui mon mari donne par charité un petit logement. Cet homme m’a remis une lettre signée de votre nom, une lettre charmante et flatteuse. Vous me demandiez mon portrait, et comme j’en avais un dans mon tiroir, je vous l’ai envoyé. Que sont devenus ce portrait et ma réponse ? Mais d’abord lisez ce que vous m’avez écrit.

La dame tire de son sein un billet d’une écriture inconnue ; Gozzi devient rouge de honte en lisant un pathos ridicule d’adulations outrées, d’hyperboles grossières, le tout assaisonné de citations de Métastase.

— Est-il possible, dit le poète humilié, que vous m’ayez cru l’auteur d’un galimatias aussi absurde ?

La belle rougit à son tour, puis elle se met à rire, en convenant de bonne foi de l’aveuglement de sa vanité. On cause ensuite fort longuement des moyens de se tirer de ce mauvais pas, et on se sépare en prenant jour et heure pour se revoir dans la gondole au mouchoir blanc, près du pont Storto. L’affreux mystère s’éclaircit tout de suite. L’hôte logé par charité est un coquin qui a inventé cette ruse pour voler le portrait orné de perles. Il commet un autre vol dans la maison, et le mari le chasse. Rien n’empêche plus le couple platonicien de reprendre la dernière conférence interrompue ; mais on s’est habitué à aller au pont Storto et à circuler ensemble en gondole, sans préjudice des entrevues par la fenêtre. Ce manége dure pendant six mois. On se tutoie, on se dit qu’on s’aime, et on demeure volontairement, de part et d’autre, dans les régions les plus éthérées du sentiment, exemple rare et peut-être unique sous le ciel de Venise. Cependant un jour on va à Murano faire une collation sous la treille dans une locanda ; on est au mois d’avril, et la dame est vêtue de rose. Lorsqu’on rentre sur la brune, Platon s’en retourne à Athènes chercher d’autres amans plus philosophes. Gozzi aimait tendrement sa belle voisine ; mais le sort rompit le fil de sa passion à l’improviste et par un incident comique dont le plus fin romancier ne s’aviserait pas.

Un jour, Gozzi est embrassé par un de ses camarades de Zara ;