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donnait des conseils paternels qu’elle écoutait en baissant modestement les yeux. Un soir qu’il jouait le rôle de Lucie chez le provéditeur, Gozzi se faisait coiffér par la jeune fille. Elle batinait et riait de son accoutrement de femme : tout à coup elle le saisit par les cheveux, et lui applique de gros baiser sur les joues. Le philosophe la gronde doucement de cette liberté qu’il attribue à l’excès d’innocence ; mais la petite, pour qui la métaphysique et la morale sont de l’hébreu, lui fait sur le prétendu père adoptif des révélations que Boccace eût trouvées comiques, et qui sont fort tristes dans la réalité.

Malgré le chagrin que lui inspire cette découverte, le sage Gozzi est si bien battu en brèche par ce follet nocturne, qu’il n’a pas le courage de lui résister. Cependant le père d’ame, qui était fort jaloux, se défiait d’un étudiant dont la mansarde avait V une fenêtre sur les gouttières de la maison voisine. Une lucarne de l’escalier pouvait donner passage à un amoureux, pour peu qu’il eut des intelligences dans la citadelle. Le vieux Bartholo imagine d’attacher une grosse bûche à la lucarne, en manière de trébuchet. Au milieu d’une nuit, la bûche roule dans l’escalier avec fracas ; le père accourt en chemise, tenant un flambeau d’une main, une épée de l’autre ; Gozzi et le seigneur Massimo paraissent dans le même costume, et on trouve la jeune fille et l’étudiant tremblans et stupéfaits. Le négociant, changé en Roland furieux, voulait tuer la coupable ; elle tombe à genoux devant l’épée menaçante, et fait une confession générale aussi belle que celle du Scapin de Molière : elle avoue que, depuis long-temps, elle ouvrait la lucarne pour le voisin ; que, de plus, elle recevait des visites de plusieurs autres signori dans le vestibule de la maison, et qu’elle donnait ainsi l’hospitalité à une demi-douzaine de garçons, de peur que l’air de la rue ne les enrhumât ; mais elle ajoute qu’elle en est bien honteuse et qu’elle ne le fera plus, et on lui pardonne.

Cette aventure avait laissé, dans l’ame de Gozzi une impression pénible. Les trois années de son service à Zara expiraient dans trois jours, et il était libre ou de servir encore de retourner à Venise. Il prit ce dernier parti, afin d’échapper au souvenir fâcheux de ses relations avec la Messaline de treize ans. Arrivé à Venise, Gozzi court tout palpitant à la maison paternelle. C’était un grand palais situé dans la rue San-Cassiano, d’un extérieur magnifique, avec un escalier de marbre blanc. Le palais est désert, et dans un, état de délabrement affreux. Les vitres brisées donnent accès à tous les vents de la boussole ; des lambeaux de tapisserie pendent aux murailles ; pas un meuble qui ne soit rompu ou déchiré. Deux portraits, peints par Titien, semblent regarder