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Ainsi, tout en ayant l’air de n’y pas toucher ou de n’y toucher que pour les guérir, le Des Tournelles n’avait fait qu’envenimer et mettre à vif les blessures de sa victime ; ainsi M. de La Seiglière, qui auparavant se sentait déjà bien malade, venait d’acquérir la certitude que sa maladie était mortelle et qu’il n’en reviendrait pas. Tel fut le beau résultat de cette consultation mémorable : un marquis se noyait ; un jurisconsulte qui passait par là lui prouva qu’il était perdu et lui mit une pierre au cou, après l’avoir durant deux heures, sous prétexte de le sauver, traîné et roulé dans la vase.

Or, le cœur du marquis n’était pas le seul tourmenté dans la vallée du Clain. Sans parler de Mme  de Vaubert, qui n’était pas précisément rassurée sur le dénouement de son entreprise, Hélène et Bernard avaient, chacun de son côté, perdu le repos et la sérénité de leur ame. Depuis long-temps déjà, Mlle  de La Seiglière s’interrogeait avec inquiétude. Pourquoi dans aucune de ses lettres à M. de Vaubert n’avait-elle osé parler de la présence de Bernard ? Sans doute elle avait craint s’attirer les railleries du jeune baron, qui n’avait jamais pu tolérer le vieux Stamply ; mais pourquoi vis-à-vis de Bernard, toutes les fois qu’il s’était agi du fils de la baronne, n’avait-elle jamais osé parier de son union prochaine avec lui ? Parfois il lui semblait qu’elle les trompait l’un et l’autre. D’où venait ce vague effroi ou cette morne indifférence qu’elle ressentait depuis quelque temps à la pensée du retour de Raoul ? D’où venait aussi que ses lettres qui l’avaient distraite d’abord, sinon charmée, ne lui apportaient plus qu’un profond et mortel ennui ? D’où venait enfin le sentiment de lassitude qui l’accablait chaque fois qu’il fallait y répondre ? À toutes ces questions, sa raison s’égarait. Ce n’était pas seulement ce qui se passait en elle qui la troublait ainsi ; elle comprenait instinctivement qu’il s’agitait autour d’elle quelque chose d’équivoque et de mystérieux. La tristesse de son père, le brusque éloignement de Raoul, son absence prolongée, l’attitude de la baronne, tout alarmait cette conscience timorée qu’un souffle aurait suffi à ternir. L’éclat de ses joues pâlit : ses beaux yeux se cernèrent ; son aimable humeur s’altéra. Pour s’expliquer le trouble et le malaise qu’elle éprouvait auprès de Bernard, elle s’efforça de le haïr ; elle reconnut que c’était depuis l’arrivée de cet étranger qu’elle avait perdu le calme et la limpidité de ses jeunes années ; elle l’accusa dans son cœur d’accepter trop humblement l’hospitalité d’une famille que son père avait dépouillée ; elle se dit qu’il aurait pu chercher un plus noble emploi de son courage et de sa jeunesse, et regretta de ne lui