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vous accuse d’ingratitude ; vous mêlez votre sang à celui de votre bienfaiteur. Ainsi, vous confondez la calomnie, vous désarmez l’envie, vous ralliez à vous l’opinion, vous vous créez des alliances dans un parti qui veut votre ruine, vous assurez contre la foudre votre tête et votre fortune ; enfin, vous achevez de vieillir au sein du luxe et de l’opulence, heureux, tranquille, honoré, à l’abri des révolutions.

— Monsieur, dit le marquis avec dignité, s’il en est besoin, ma fille et moi, nous monterons sur l’échafaud. On peut répandre notre sang mais on ne le souillera pas, tant qu’il coulera dans nos veines. Nous sommes prêts ; la noblesse de France a prouvé. Dieu merci ! qu’elle savait mourir.

— Mourir n’est rien, vivre est moins facile. Si l’échafaud était dressé à votre porte, je vous prendrais par la main et vous dirais : — Montez au ciel ! mais d’ici là, monsieur le marquis, que de mauvais jours à passer ! Songez…

— Pas un mot de plus, je vous prie, dit M. de La Seiglière en tirant du gousset de sa culotte de satin noir une petite bourse de filet qu’il glissa furtivement entre les doigts de M. Des Tournelles. – Vous m’avez singulièrement diverti, ajouta le marquis ; il y a long-temps que je n’avais ri de si bon cœur.

— Monsieur le marquis, répliqua M. Des Tournelles en laissant tomber négligemment la bourse sur le parquet, je suis suffisamment récompensé par l’honneur que vous m’avez fait en me jugeant digne de votre confiance ; d’ailleurs, s’il est vrai que j’aie réussi à vous faire rire dans la position où vous êtes, c’est mon triomphe le plus beau, et je reste votre obligé. Toutes les fois qu’il vous plaira de recourir à mes faibles lumières, sur un mot de vous je viendrai, trop heureux si comme aujourd’hui je puis faire descendre dans votre esprit quelque confiance et quelque sérénité.

— Vous êtes trop bon mille fois.

— Comment donc ! vous avez beau ne plus être ici chez vous, et n’avoir désormais en propre ni château, ni parc, ni forêt, ni domaine, pas même un pauvre coin de terre à vous où vous puissiez dresser votre tente, vous êtes encore et serez toujours pour moi le marquis de La Seiglière, plus grand peut-être dans l’infortune que vous ne le fûtes jamais au faite de la prospérité. Je suis fait ainsi ; l’infortune me séduit, l’adversité m’attire. Si mes opinions politiques me l’avaient permis, j’aurais accompagné Napoléon à Sainte-Hélène. Veuillez