Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/537

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
531
MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

que vous daigniez y réfléchir, vous comprendrez à votre tour qu’il est des nécessités auxquelles l’orgueil le plus légitime est obligé parfois de se plier.

— Brisons là, monsieur, dit le marquis d’un ton sévère qui n’admettait pas de réplique, ce qui n’empêcha pas le vieux fourbe de répliquer.

— Monsieur le marquis, reprit-il avec fermeté, le sincère intérêt, les vives sympathies que m’inspire votre position, le respectueux attachement que j’ai voué de tout temps à votre illustre famille, la franchise et la loyauté bien connues de mon caractère, tout me fait une loi d’insister ; j’insisterai, dusse-je, pour prix de mon dévouement, encourir vos railleries ou votre colère. Je suppose qu’un jour le pied vous manque et que vous tombiez dans le Clain : ne serait-il pas criminel devant Dieu et devant les hommes, celui qui, pouvant vous sauver, ne vous tendrait pas une main secourable ? Eh bien vous êtes tombé dans un gouffre cent fois plus profond que le lit de notre rivière, et je croirais faillir à tous mes devoirs, si je n’employais, au risque de vous blesser et de vous meurtrir, tous les moyens humainement possibles pour essayer de vous en arracher.

— Eh ! monsieur, s’écria le marquis, si c’est leur bon plaisir, laissez les gens se noyer en paix. Mieux vaut se noyer proprement dans une eau pure et transparente que de se retenir au déshonneur et de se cramponner à la honte.

— Ces sentimens vous honorent ; je reconnais là le digne héritier d’une race de preux. Je crains seulement que vous ne vous exagériez les dangers d’une mésalliance. Il faut bien reconnaître qu’à tort ou à raison, les idées se sont singulièrement modifiées là-dessus. Monsieur le marquis, les temps sont durs. Quoique restaurée, la noblesse s’en va ; sous le factice éclat qu’on vient de lui rendre, elle a déjà la mélancolie d’un astre qui pâlit et décline. J’ai la conviction qu’elle ne pourra retrouver son antique splendeur qu’en se retrempant dans la démocratie, qui déborde de toutes parts. J’ai mûrement réfléchi sur notre avenir, car, moi aussi, je suis gentilhomme, et ce qui prouve à quel point je suis pénétré de la nécessité où nous sommes de nous allier à la canaille, c’est que je me suis résigné tout récemment à marier ma fille aînée à un huissier. Que voulez-vous ? Il en est aujourd’hui de l’aristocratie comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu’en se combinant avec un grain d’alliage. Dans notre époque, une mésalliance n’est autre chose qu’un pare-à-tonnerre.