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et les airs semblent se transformer en récitatifs. Au lieu de placer la passion dans la vocalise comme les Italiens, on la traduit par la sincérité de l’accent. Nos chanteurs en renom, Chassé, Jéliotte, M Fel, Sophie Arnould, phrasent alors merveilleusement, et passent pour très habiles dans l’art de peindre le sentiment par les nuances de la voix. Ce règne de la déclamation lyrique coïncide avec la période où les tragédiens atteignent la grandeur idéale, où le monde des salons s’applique avec le plus de succès à relever les graces de l’esprit par la magie d’une énonciation parfaite. Dans l’éblouissement du succès, on pousse le système de la déclamation lyrique jusqu’au point où le ridicule commence. Un jour vient où chacun s’aperçoit que nos chanteurs d’opéra, pleins d’intelligence dramatique, très beaux à voir en scène, n’ont qu’un léger défaut, celui de ne plus chanter. Alors a lieu une révolution légitime au point de vue de l’art musical : la mélodie rhythmée, les grands airs, détrônent le récitatif. Une autre direction est donnée à l’étude de la vocalise. Persuadés à tort, j’aime à le croire, que la prétention d’articuler exactement est inconciliable avec la sonorité et la souplesse du chant, et exagérant quelques bons principes des écoles d’Italie, presque tous les maîtres développent la voix de manière à en augmenter seulement la puissance sonore et l’agilité. L’art du chanteur se réduit peu à peu au secret d’enlever bravement la difficulté. Les effets qui résultaient d’une articulation exacte et sentie sont presque généralement négligés, et il devient aussi rare de rencontrer un maître de chant initié à la prosodie de notre langue que de trouver un compositeur respectant le sens et le timbre des paroles dans la distribution de ses accens mélodiques.

C’est sous l’influence de cette éducation musicale que la génération présente s’est accoutumée à la négligence, à l’incorrection du parler, à cet affreux grassaiement qui est devenu chez nous une infirmité contagieuse. Si notre société ne s’effraie pas de ce mal, c’est qu’elle n’en a plus même la conscience. Dans un excellent manuel de pédagogie, un inspecteur de l’Académie de Paris, M. Taillefer, a constaté que la prononciation est détestable aujourd’hui dans toutes les classes ouvertes à l’enfance. Remercions-le, des énergiques paroles qu’il a trouvées pour reprocher aux maîtres leur inexcusable insouciance à cet égard : « Ce vice de l’instruction publique, a-t-il, dit, est poussé à un tel degré dans nos collèges et dans nos écoles, que, si les usages et les relations de la vie commune ne venaient pas, rompre les habitudes prises par les enfans dans les premières années, bientôt ils n’articuleraient