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Non, quelque réel que soit le mérite de chacun, là n’est point la raison première du succès de tous. Animés d’un même courage, aspirant au même but, ces jeunes hommes ont su combiner leurs efforts ; ils ont formé entre eux une association étroite, non pas à la manière des coteries, où l’on s’imagine toujours que plusieurs médiocrités réunies bout à bout peuvent faire un génie collectif, mais dans des vues d’utilité générale et pour se prémunir, en se servant les uns aux autres de conseil et d’appui, contre leur faiblesse individuelle. Isolés, ils ne seraient peut-être point sortis de la foule, ou se seraient épuisés long-temps en tentatives vaines ; réunis, ils ont accompli quelque chose, ils ont éclairé des questions qui intéressaient leurs contemporains, ils ont poussé devant eux des opinions et des idées, ils ont mis en mouvement cette masse si difficile à ébranler, le public, qui n’est jamais plus immobile que quand on l’attaque, comme font les intelligences dispersées, par tous les côtés à la fois ; et de l’œuvre commune, chaque jour plus éclatante la réputation est descendue peu à peu sur les ouvriers. Ainsi, les fondateurs de la Revue d’Edimbourg ont donné jusqu’à l’époque du bill de réforme la preuve de ce que peut obtenir l’union des talens et des volontés : c’est là un spectacle qu’on ne saurait trop méditer dans un temps de dissolution politique et littéraire comme est le nôtre. Et cependant n’avons-nous pas vu quelque chose de semblable en France dans les dernières années du régime précédent ? Combien d’hommes, éminens aujourd’hui dans les carrières politiques, sont sortis de ce Globe de la restauration, dont le souvenir est si vivant, quoiqu’il ait duré si peu ! On s’étonne à présent que les talens n’arrivent plus par la presse n’est-ce point parce qu’ils y sont isolés, parce qu’ils ne veulent accepter aucune direction, et n’y apportent chacun qu’une valeur et qu’une ambition personnelle ? Ce n’est pas l’ardeur de se produire qui manque, ce n’est pas la publicité qui fait défaut ; mais on ne songe qu’à soi, on ne compte que sur soi, on n’écoute qu’une intraitable vanité, on est dévoré enfin de la soif du lucre, et l’on ne veut point voir qu’à une époque de discussion universelle, au milieu de tant de tribunes, toutes les voix solitaires se perdent dans le bruit, les meilleures forces se consument en de stériles excentricités. Aussi le secret pour attirer l’attention et se faire écouter est bien simple : il suffit que quelques esprits se serrent autour d’un centre commun de convictions et d’idées ; toujours les groupes attirent la foule. Organisée de la sorte, opérant avec ensemble, la critique peut tout accomplir, car c’est la critique (je l’entends ici dans le sens le plus vaste) qui, de nos jours, est la reine du monde ; l’opinion publique n’est que sa vassale.


EUGÈNE ROBIN.