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l’océan du passé jusqu’à la rime échappée de la veille, il n’est pas sorti une syllabe du cerveau des poètes sur laquelle la critique ait pu porter la main sans sacrilège. Les plus beaux génies et les plus médiocres écrivains semblent s’être donné le mot pour appeler sur leurs juges les foudres de la postérité ; dans notre siècle inventif, des artisans littéraires ont été jusqu’à invoquer contre eux la vengeance des lois. Et pourtant, depuis le temps qu’elle existe, les hommes de fantaisie et d’imagination devraient bien avoir pris leur parti sur les libertés de la critique ; ils devraient bien plutôt s’alarmer de son silence, de son abaissement, où, ce qui revient au même, de ses complaisances, car elle n’a jamais été vive et puissante qu’aux époques marquées par les plus belles productions de l’esprit humain, et quand la fatigue ou la corruption s’est glissée dans son sein, la décadence de la littérature contemporaine ne s’est pas fait attendre. Du reste, s’il est un exemple qui doive fortifier les hommes appelés à juger les œuvres de la poésie, c’est de voir un recueil comme la Revue d’Edimbourg, où la critique réunissait tous les élémens d’autorité, le talent, la chaleur des convictions, le désintéressement, la conscience, soulever contre elle la colère des plus grands écrivains de l’Angleterre, s’aliéner Walter Scott, répugner à Southey, inspirer la verve satirique de lord Byron, et cependant, impassible au milieu de ces orages, laisser sur tous ces hommes qui la détestaient, ou du moins la craignaient, des appréciations, presque exemptes de sentimens personnels, dont il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse la profondeur, la solidité, la justice.

La critique politique de la Revue d’Edimbourg mérite les mêmes éloges. Qui ne sait, pourtant combien, sur ce terrain où les questions se personnifient nécessairement dans les hommes, où les évènemens jettent sur les principes des ombres si mobiles, les écueils sont plus nombreux, la route de la vérité plus étroite et plus difficile à tenir ? Là aussi la Revue d’Édimbourg, sans avoir été exempte d’erreurs, a su éviter les grandes chutes. Cette bonne fortune, je l’attribue également au caractère de ses écrivains. Brougham, que sa fougue emportait quelquefois trop loin, n’avait pas encore montré cette versatilité qui l’a perdu plus tard, quand il est arrivé au faîte des honneurs : la vivacité de son imagination ne donnait que plus d’éclat à ses convictions ardentes. Chez tous les autres, il y avait un fonds de raison et un sentimens de la juste mesure qu’il convient de garder dans la discussion des intérêts publics qui tempéraient en eux la passion. Ainsi M. Sydney Smith, doué de facultés qui semblent s’exclure, a su maintenir entre elles un juste équilibre qu’on ne saurait trop admirer. Esprit moqueur