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plus long-temps ? Prenons mon exemple. Depuis quinze ans que j’ai quitté la scène, combien ne s’en est-il pas élevé de ces idoles éclatantes aux pieds desquelles fument les mille encensoirs dont je m’enivrai ! Comme je remplaçai jadis, Paisiello, Zingarelli, Fioravanti, Salieri, Pavesi, Generali, Coccia, Nicolini, Paër, et tutti quanti, d’autres sont venus qui m’ont remplacé, moi. J’étais seul, ils sont plusieurs ; tantôt c’est le génie, tantôt sa monnaie ; qu’importe au public, qui demande avant tout des sensations nouvelles, et veut, comme don Juan, se divertir pour son argent ? Ma royauté, d’autres l’ont eue, qui seront remplacés à leur tour ; quant à l’engouement populaire, je me flatte de n’avoir jamais donné dans cette plaisanterie. Il fut un temps, j’en conviens, où l’on n’entendait partout dans les rues de Naples et de Milan, de Bologne et de Florence, que Di tunti palpiti et Languir per una bella ; mais depuis, si j’ai bonne mémoire, on a aussi beaucoup chanté Bellini, et quant à ce qu’on chante aujourd’hui, je l’ignore, m’étant arrêté à Casta dica. » A cela je n’ai rien à répondre, sinon que la postérité ne s’est ouverte vous que parce que vous l’avez bien voulu. Aussi, pour vos amis d’autrefois, qui savent à quoi s’en tenir sur les résolutions de votre esprit, rien n’est curieux comme de voir tant de braves gens se démener à tout propos à cette fin de mettre le public dans vos confidences et de l’avertir que vous vous occupez décidément d’un nouveau chef-d’œuvre. Astrologues bizarres, ces gens-là semblent n’avoir autre chose à faire que de tenir leur lorgnette braquée sur la constellation de votre génie. Le croirez-vous, cher maître ? ils vous voient du matin au soir assis au pupitre et croquant des notes ni plus ni moins qu’un lauréat émérite de l’Institut ; puis, à la première occasion, ils se répandent dans la ville et vont racontant partout la bonne nouvelle, et que vous destinez cette merveille à notre Académie royale de musique. En vrais prophètes qui ne doutent de rien, ils en disent même au besoin le titre. Tantôt c’est un Hamlet, tantôt un Roméo ; vous voyez que les sujets shakespeariens ne vous peuvent manquer. Je me trompe, dernièrement ils parlaient d’une Jeanne d’Arc, Guillaume Tell les ayant sans doute avertis que le souffle de Schiller vous était bon. Mais ce que vous n’imagineriez jamais, c’est l’impatience qui les prend à l’idée que vous persistez dans l’inaction et ne tenez point compte de réaliser leurs prophéties. Il faut les entendre alors vous reprocher votre oisiveté, votre indolence, et vous démontrer en belles oraisons que le génie est un don du ciel dont nous devons un compte exact à l’humanité, et que nul n’a le droit d’enfouir sous le boisseau