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quelque vingt ans, c’est un peu bien la même chose, et je n’y vois guère de changé que l’orthographe. Évidemment, il y a là un supplice oublié par Dante en son enfer. J’admets avec vous, cher maître, que c’est une étude des plus intéressantes et des plus utiles pour l’art, comme on dit à cette heure, de comparer en un même rôle Giulia Grisi et Mme Stoltz, M. de Candia et Duprez, Ronconi et Barroilhet. Cependant, à la longue, on finit par se lasser de tout, même de ces comparaisons, d’où ne ressort, en somme, qu’une vérité que personne n’ignore, à savoir : que les Italiens sont très grands chanteurs, et qu’à vouloir se mesurer avec eux, on tombe dans la parodie. Quel sens attribuer à cette mise en scène d’Otello ? À quel besoin du jour, à quel ordre d’idées cela répond-il ? Je n’y vois pas même une spéculation ; car, dès la seconde soirée (et l’on ne devait que trop s’y attendre, d’après le déplorable effet des répétitions générales), la salle était à moitié vide ; depuis, la solitude n’a fait qu’augmenter à chaque épreuve. N’importe, puisque j’ai commencé, je veux vous compter mes impressions ; libre à vous de planter là mon bavardage et de me laisser dire, si mon épître, en éveillant à vos oreilles des bruits auxquels vous avez échappé, devait troubler pour un instant l’ineffable quiétude de votre indifférence orientale. D’ailleurs cette causerie me rappelle l’heureux temps où nous agitions ensemble à tout propos de si hautes questions philosophiques ; Vous habitiez alors les frises du Théâtre-Italien, véritable deus in machinâ, et chaque soir, lorsque la salle en fleurs s’illuminait pour ses féeriques harmonies, on vous voyait descendre et venir rôder, grand génie désœuvré, dans ces corridors où votre verve, impossible à contenir, s’exhalait en mille sarcasmes. Que de fois, moi, jeune homme inconnu, dont le dilettantisme désappointé n’avait pu trouver place, je vous rencontrai là ! que de fois, lorsque la salle entière, suspendue aux lèvres de Rubini, frémissait d’aise et se pâmait de langueur aux accens d’une cantilène des Puritani ou de la Lucia, je vous surpris, pauvre Marins à Minturnes, assis rêveur et pensif dans le coin le plus solitaire du foyer ! Si quelque tristesse profonde vous rongeait le cœur à ces heures, si le cri d’ingrata patria ! s’échappa sourdement de vos entrailles, nul ne l’a jamais su ; car vos yeux conservaient leur éclair de malice, et, votre diable de sourire ne cessait pas de plisser votre lèvre. Causons donc, cher maître, causons comme autrefois, de poésie et de musique, de théâtre, de chanteurs et de journalistes, et cherchons en toute chose à découvrir la vérité, celle qui se cache si souvent derrière ce fameux rideau qu’en ces temps