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finit toujours par tuer l’enthousiasme. À ces ames ardentes, mais paresseuses à s’émouvoir, il faudrait, comme à l’autel de Vesta, la prêtresse qui veille, car, la flamme sacrée une fois éteinte, c’est grande affaire de la rallumer, et chez vous on la laissa s’éteindre. Vous avez laissé passer l’heure ; bientôt d’autres goûts ont commencé de régner ; entre l’œuvre passée et celle que vous auriez pu faire, de nouveaux courans se sont ouverts. Cependant le doute vous gagnait avec l’âge. O maître ! combien vous avez dû sentir amèrement alors l’impuissance et la frivolité de l’art auquel vous vous étiez consacré ! Que voulez-vous, en effet, qu’un musicien devienne à cette période de la vie où la réflexion succède au lyrisme, où la corde d’airain se met à vibrer dans son ame. Écrivain et poète, d’infinis horizons se seraient étendus devant vous : la philosophie, la critique, l’étude des sciences comparées ; qui sait où se serait arrêtée dans ses spéculations et ses conquêtes une intelligence comme la vôtre ? Vous eussiez été Goethe ou Voltaire ; vous n’êtes que Rossini. Excusez du peu ! dira-t-on. Oui, certes, la part est encore assez belle ; mais compte-t-on pour rien la nécessité d’un pareil silence, et cette alternative où vous vous êtes vu de revenir pour la centième fois sur un thème épuisé, ou de rompre avec l’art qui vous a fait ce que vous êtes, de rompre, plein de courage et de mâle vigueur, et de dévorer en soi le meilleur de sa pensée, faute d’avoir de quoi l’exprimer désormais.

Mais que vous importent maintenant les bruits du monde ? Et voilà que je me demande quelle idée m’a pris de vous entretenir d’une traduction qu’on vient de faire de votre Otello à l’Académie royale de musique. Otello ? direz-vous ; mais c’est du plus loin qu’il m’en souvienne, et je ne vois guère quelle sorte d’actualité peut avoir une telle entreprise. C’est un peu la question que chacun s’est faite, car enfin il s’en faut que vos chefs-d’œuvre soient, abandonnés ; les Italiens, Dieu merci, en conservent encore assez fidèlement le glorieux dépôt, et, plus heureux qu’Oberon, Euryanthe et Fidelio, Otello et Semiramide ont trouvé là le sanctuaire où le dilettantisme, chaque hiver, les visite et les fête. Sans vous parler des inconvéniens naturels d’une exécution en tout point inférieure, de pareils exemples, s’ils se renouvelaient souvent, entraîneraient la plus insupportable monotonie dans les plaisirs des gens habitués à fréquenter les deux théâtres. Il me semble vous voir d’ici penser à Mme A…, et vous représenter avec horreur le sort de l’intrépide marquise dans son avant-scène. Entendre aujourd’hui Otello, et demain Othello, quand on l’entend déjà depuis