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mais c’est surtout la ruine ou plutôt les ruines que nous voulons décrire ; on verra clairement l’impuissance où se trouve, au Maroc, la société musulmane de se relever elle-même et de se reconstituer. Le tableau douloureux que nous allons tracer ne renfermera point un seul fait dont nous ne puissions prouver la rigoureuse exactitude, non pas seulement par les témoignages de M. Calderon et de l’auteur des Costumbres de Marruecos mais par ceux de plusieurs condamnés politiques, officiers, généraux, membres des cortès, déportés en 1823 aux présides de Ceuta, de Melilla, du Peñon de la Gomera et d’Alhucemas, dont nous avons recueilli les observations et les souvenirs. Après bien des jours d’une rude captivité, quelques-uns parvinrent à tromper la surveillance de leurs gardiens, ils se réfugièrent à Tétuan, où ils attendirent la mort du roi Ferdinand C’est à l’un d’eux, à un ancien député de Navarre, que nous devons un manuscrit auquel nous emprunterons de curieux détails sur les coutumes des Maures et des Juifs. Aux termes des vieux traités existant entre l’Espagne et le Maroc, le ministre Calomarde réclama l’extradition des proscrits. L’empereur Abderrahman éluda les sollicitations du cabinet de Madrid, et, à ce sujet, il faut le dire, les réfugiés espagnols ne furent pas un seul instant inquiétés.

Au reste, à l’entrée de l’Afrique, cette ville de Ceuta, d’où ils venaient de s’enfuir, résume à elle seule la civilisation chrétienne et l’attitude peu digne que celle-ci a jusqu’à ce jour gardée vis-à-vis de l’islam. Ceuta est une ville charmante, une ville européenne. Par ses rues alignées au cordeau et comme une vraie mosaïque, par ses maisons blanches et bien bâties, gracieusement disposée en amphithéâtre, elle contraste avec les mosquées noires, les habitations étroites, incommodes, obscures de Tétuan, que les beaux soleils de la Méditerranée laissent apercevoir au loin sur la côte. Depuis trois siècles, Ceuta possède quatre lignes admirables de fortifications, faisant face au Champ du Maure, el Campo del Moro ; mais, en dépit de ses quatre rangs de batteries qui, en 1840, arrachaient à lord Londonderry ces paroles adressées au gouverneur de la ville : « Vous pouvez affirmer que vous commandez la plus forte place du monde, » Ceuta, il y a sept ans à peine, s’est laissé prendre sa propre banlieue par les Arabes, un territoire dont elle jouissait avant le roi Ferdinand V, et qui lui est nécessaire comme l’air à la poitrine de l’homme[1]. Reléguée dans une sorte de presqu’île, avec ses deux présides, où regorgent par centaines les condamnés politiques, et par milliers les criminels vulgaires, avec ses bastions, ses casernes, ses magasins de poudre et de munitions de guerre, Ceuta s’est d’elle-même condamnée à une complète impuissance. Elle est pourtant située aux flancs d’Abila, comme Gibraltar aux flancs de Calpé ; mais tandis que le

  1. Aux termes des arrangemens récemment conclus avec l’Espagne, le sultan avait promis de restituer une partie de ce territoire. Aujourd’hui, nous apprenons qu’Abderrahman ne paraît guère disposé à remplir ses engagemens, et qu’il soulève de nombreuses difficultés.