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l’art du théâtre lorsque ceux qui l’exerçaient était plongés dans un tel avilissement.


II — MOYEN-ÂGE

Les conquérans barbares, qui travaillaient à leur insu au renouvellement de l’Europe, étaient, en général, peu favorables aux villes, derniers foyers de la civilisation romaine. Les corporations industrielles furent dépouillées et asservies ; à l’égard de celles qui avaient pour but de procurer au public des amusemens profanes, la proscription fut absolue. Ainsi finit le théâtre antique.

Les interprètes de la muse moderne ne descendent donc pas des histrions romains. Leur filiation est beaucoup plus noble. Ils ont pour aïeux vénérables les prêtres, les religieux, et les plus graves personnages de ces époques, où le christianisme régnait sans partage. Les pièces, écrites en mauvais latin jusqu’au XIIe siècle, ne pouvaient avoir pour acteurs que des clercs. À en juger par le Jeu paschal de l’Antechrist, que le bénédictin Pezio nous a conservé, ces pièces devaient être des espèces d’opéras, puisqu’on y trouve des chœurs et que par fois le dialogue même est noté en plain-chant. Nous nous faisons difficilement une idée du parti qu’on pouvait tirer de ces compositions informes, et cependant les cris d’alarme poussés par les moralistes du temps donneraient à penser que ces spectacles n’étaient pas sans agrément. « Notre siècle, dit Jean de Salisbury, mort en 1182, avide de fables et de frivolités, cherche à alimenter sa langueur par tout ce qui peut charmer les yeux, par la mollesse des instrumens, par les modulations de la voix, par l’enjouement de ses chanteurs ou la gentillesse de ses comédiens (hilarite canentium, aut fabulantium gratiâ). » Il paraît que les chanteurs de cette époque, à défaut de système harmonique, exécutaient d’instinct des enjolivemens, des variations ad libitum sur le thème principal, qui seul était noté, et qu’ils étaient parvenus, à une remarquable adresse dans ce genre de vocalise. Écoutez saint Aëlrëde[1], disciple de saint Bernard, et vous croirez entendre un docteur de feuilleton déplorant la stérile habileté des virtuoses de notre époque. « Pourquoi, je vous prie, cette multitude d’instrumens qui expriment plutôt le fracas du tonnerre que la suavité de la voix humaine ? Pourquoi ces syncopes, ces diminutions de sons ? Tantôt des éclats de voix, tantôt des sons entrecoupés, ou des tremblemens, ou des notes interminables… Oubliant qu’il est homme, le

  1. Cité par Bonanni, dans son Cabinet harmonique, chap. XIII.