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crois voir un indice de ce fait dans la prodigieuse abondance de la muse comique, depuis la déchéance d’Athènes jusqu’à l’asservissement de toute la Grèce.

Ce besoin de remplacer la beauté idéale, le sentiment sympathique par la vivacité et le naturel de l’expression, se manifesta en Italie dès l’introduction des jeux dramatiques par Livius Andronicus, cent soixante ans après la mort d’Eschyle et de Sophocle. Le chœur, composé de gagistes mal exercés, est relégué au fond, de la scène, comme nos humbles comparses, et sa place à l’orchestre est envahie par les personnes de distinction et les fins amateurs. La gesticulation et la vocalise se sont déjà tellement chargées de difficultés, que le même acteur ne peut plus exécuter les gestes rhythmiques en chantant. Livius, Andronicus obtient la permission de se faire remplacer dans les cantiques par un musicien de profession, et cet usage ne tarde pas à se répandre généralement. Les monologues deviennent ainsi des espèces de cavatines, dont la mélodie, de plus en plus tourmentée, est écrite par un compositeur spécial qui y met toute sa science. À ces passages, intervient le chanteur qui rend la mélodie par des sons, tandis que le tragédien se contente de traduire les mots par des gestes en accord avec le chant. Les acteurs négligent les beautés de sentiment, et s’accoutument à chercher l’effet dans l’illusion théâtrale. Pour se rapprocher de la réalité, ils renoncent à la lenteur solennelle du style idéal. On presse peu à peu les mouvemens, dans l’espoir de donner à la diction et au geste une vivacité plus naturelle. Si les Romains avaient dès-lors renoncé franchement à la déclamation rhythmique, leur théâtre serait devenu ce qu’est celui des modernes, une copie de la nature, livrée à l’arbitraire de l’acteur. Soit respect, soit routine, on n’alla pas jusqu’à rompre avec la tradition. Alors se présenta d’une manière bien plus marquée, bien plus choquante que chez nous, ce phénomène qui caractérise, selon moi, l’état actuel de notre scène, la confusion de l’idéal et de la réalité vulgaire. Dès le temps de Cicéron, c’est le grand orateur, c’est Horace qui nous l’apprennent, la mélopée simple et réservée de Noevius et d’Andronicus avait fait place à une musique si pétulante, que les acteurs étaient obligés, pour en suivre les mouvemens, de s’épuiser en ridicules contorsions (cervices oculosque cum modorum flexionibus torquent). Le modeste accompagnement de la flûte douce fut dédaigné pour des instrumens criards. Dans le monde même, le langage, des ancêtres, ce parler ferme et franc exempt de toute affectation, devenait un écho de la diction en vogue au théâtre, en se chargeant d’accens étrangers, d’éclats de voix, d’aspirations, de sons diminués