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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

— Il est mort en bénissant votre mémoire, répondit jeune fille ; il est parti joyeux, avec le doux espoir d’aller vous embrasser là-haut.

— Jamais ne parla-t-il de moi avec amertume ?

— Il ne parla jamais de vous qu’avec amour et qu’avec enthousiasme.

— Jamais n’a-t-il maudit mon départ ?

— Il n’a jamais que tressailli d’orgueil à l’idée de vos glorieux travaux. Vous n’étiez plus pour lui, et cependant vous étiez encore sa vie tout entière. Il vous pleurait, et cependant il n’existait qu’en vous et que par vous. Près d’expirer, il me livra vos lettres comme ce qui lui restait de plus cher et de plus précieux à léguer. Ces lettres, les voici, dit Hélène en les tirant d’un sac de velours et en les remettant à Bernard ; elles m’ont appris à connaître et à aimer la France, et j’ai vu souvent votre père les tremper de ses pleurs et de ses baisers.

— Mademoiselle, dit Bernard d’une voix émue, vous qui avez aidé le père à mourir et qui aidez le fils à vivre, soyez remerciée et bénie encore une fois.

Ils s’en retournèrent plus silencieux qu’ils n’étaient venus. Encore sous le coup du rêve affreux qu’il avait fait la nuit, M. de La Seiglière reçut cordialement Bernard, qui ne put se dispenser de s’asseoir à la table du déjeuner, entre le marquis et sa fille. Livré à lui-même, le marquis fut charmant, et s’il lui échappa quelques imprudences, ces étourderies eurent un caractère de franchise et de loyauté qui ne déplurent point à la nature loyale et franche de son hôte. Le repas achevé, la journée s’écoula comme un rêve, Bernard toujours prêt à partir, et toujours empêché par quelque nouvel épisode. Il feuilleta des albums avec Hélène, passa dans la salle de billard avec le marquis, se laissa promener en calèche découverte, visita les écuries du château, parla de chevaux avec le vieux gentilhomme, qui les aimait et prétendait s’y connaître. Dans l’après-midi survint Mme  de Vaubert, qui déploya toutes les chatteries de sa grace et de son esprit. Le dîner fut presque joyeux. Le soir, au coin du feu, Bernard s’oublia encore une fois à raconter ses batailles. Bref, sur le coup de minuit, après avoir serré la main du marquis, il se retira dans son appartement, et, tout en se promettant de s’éloigner le lendemain, il fuma un cigare, se coucha et fit de doux songes.

Que devenait cependant notre jeune baron ? Dans la matinée de ce même jour, Mme  de Vaubert, qui avait détourné son fils de se présenter, la veille, au château, le fit appeler auprès d’elle.

— Raoul, lui dit-elle aussitôt, m’aimez-vous ?

— Quelle question ma mère, répondit le jeune homme.