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de ces débuts d’ltalo Gardoni, était suspendue l’éternelle question du fameux opéra en cinq actes qui attend son ténor depuis tantôt dix ans, en s’écriant, comme l’héroïne du conte bleu « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Si d’aventure Gardoni eût échoué, l’embarras devenait, terrible pour l’illustre maître, et force était alors de renoncer indéfiniment à toute espèce de distribution de rôles. Gardoni a réussi, et peut-être l’embarras n’est-il pas moins grande, car désormais l’excuse manquera. Il se peut que nos prévisions nous trompent ; mais tout nous porte à regarder maintenant l’illustre auteur de Robert et des Huguenots, sinon comme tout-à-fait perdu pour nous, du moins comme très sérieusement engagé ailleurs. Une influence supérieure nous le dispute, influence de nationalité à laquelle son opéra nouveau, il suffit du titre seul pour s’en convaincre, est un gage dont on ne saurait contester la portée. Le roi de Prusse tient en grande estime le talent de M. Meyerbeer, et ne négligera rien pour se l’attacher définitivement. De ce qu’on exclut de sa maison certaines individualités turbulentes, il ne s’ensuit pas qu’on méconnaisse les droits de la pensée ; le groupe de Berlin prouverait en ce moment le contraire, et l’on peut parfaitement mépriser les inconvenances dérisoires de M. Herwegh et les professions de foi de M. Freiligrath sans manquer aux devoirs d’un prince ami des lettres et des beaux-arts. — Pour en revenir à Meyerbeer, soyez bien sûr qu’il assistait à ces débuts de Gardoni, cache au fond de quelque baignoire d’où il aura noté tout à son aise sur son calepin les qualités et les défauts de cette voix juvénile, qu’il utilisera un jour ou qu’il n’utilisera point ; là n’est pas la question. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à l’heure où nous parlons, l’illustre maître connaît déjà mieux que vous et moi le diapazon de la voix de Gardoni et la portée de son talent, et qu’il possède de cette physionomie intéressante un crayon net et précis, comme dirait M. de Balzac.

On a beaucoup reproché à Mme Stoltz d’avoir osé aborder le rôle de Marie Stuart après Mlle Rachel. Pour nous, il faut l’avouer, ce nouveau caprice de prima donna nous a moins étonné que l’audace dont Mme Stolz fit preuve il y a quelques mois en s’emparant du rôle de Desdemona dans Othello. Quand on a de gaieté de cœur affronté les souvenirs de la Pasta et de la Malibran, nous ne voyons point, à vrai dire, devant quelles convenances de ce genre on reculerait. Au surplus, Mme Stoltz se trouvait ici davantage dans son droit, puisqu’il s’agissait d’une création transportée du domaine de la tragédie dans celui du drame lyrique, et rien ne l’empêchait de compter un peu sur le prestige de son art pour l’aider à se tirer d’affaire aux momens les plus difficiles. C’est, du reste, ce qui est arrivé. En maint passage, la cantatrice a sauvé la tragédienne. Non que Mme Stoltz se montre une virtuose accomplie ; mais sa voix, force de tout risquer, atteint par moment des effets dont la puissance dramatique ne saurait se contester. Et d’ailleurs, sous le rapport de l’intonation, elle a gagné. Étrange voix dont la constitution d’acier résiste aux plus rudes épreuves, qui, par un merveilleux hasard,