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chez le virtuose une intelligence profonde du style dramatique, un sens merveilleux de l’expression musicale en ce qu’elle comporte d’élevé, un Allemand dirait de transcendental. Tant que la femme aimée respire encore, la passion qu’exprime Moriani est toute terrestre, remplie de ces alternatives de douleur et de rage qui signalent les crises du cœur humain. Vers la fin, au contraire, c’est de l’extase ; la transfiguration que vient de subir Lucie a passé dans le chant, et vous comprenez qu’il ne s’agit plus désormais une femme, mais d’une ame : la bell’ alma inamorata. Nous le répétons, ou ne saurait donner une idée de l’exquise délicatesse de cette nuance, de la force avec laquelle Moriani la faisait sentir au public… à un public d’Anglais ! Mais où vais-je moi-même, et quel hasard m’entraîne à parler de Moriani lorsqu’il s’agit du nouveau ténor ? C’est pour le coup, je pense, qu’il conviendrait d’invoquer l’art sublime de la transition. Gardoni donc, puisqu’il importe que de lui on s’occupe, Italo Gardoni est un damoiseau de très-bonne mine ; jambe leste, taille à l’avenant, air naturel et comme il faut, avec cela prononçant le français à merveille et ne paraissant pas le moins du monde convaincu qu’il soit indispensable, pour jouer les amoureux à l’Opéra, d’avoir un embonpoint de financier sur un corps d’environ quatre pieds huit pouces de hauteur. Quant à l’organe vous n’imaginez rien de plus agréable et de plus frais. Qu’on nous permette ici d’entrer dans quelques détails un peu techniques, indispensables pour définir cette voix et la famille où il convient de la classer. Il existe, selon nous (et cela chez les hommes plus encore que chez les femmes), trois espèces de voix bien distinctes, à savoir : les voix pleines, les voix creuses et les voix vides. On a si souvent comparé les notes à des perles, qu’il ne semblera pas trop étrange, peut-être, que nous les considérions un instant comme des objets réels et qu’on touche. Puisque perle il y a, discutons la transparence et la solidité. La voix pleine est celle en qui la note est remplie jusqu’au centre, et forme en quelque sorte un tout compacte où l’air ne pénètre pas. Les voix de cette espèce passent d’ordinaire, et avec raison, pour excellentes ; peu sonores, sans doute, vous les verrez s’élever aux plus grands effets. J’appellerai voix creuses celles en qui la note, bien que d’une vaste épaisseur, manque de substance, et laisse, vers le milieu, un espace qui produit la résonnance. Ce sont là, à tout prendre, les meilleures voix, car elles unissent à une grande sonorité une grande force de résistance, et, par conséquent, de très précieuses chances de durée. Viennent ensuite les voix vides, celles où la note n’a absolument que son enveloppe. Rien n’empêche d’ailleurs que cette enveloppe ne soit du métal le plus pur, d’or si vous voulez ; mais, au premier coup d’épingle qui la perce, la voix se brise et succombe. Ces voix-là sont quelquefois charmantes, d’une pureté et d’une fraîcheur ravissantes ; cependant, et, du reste, chacun le devine, avec elles on doit s’attendre à une extrême fragilité :

Et comme elle a l’éclat du verre,
Elle en a la fragilité.