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vaporeux de lacs et de clairs de lune, qui, pour n’être en aucune façon l’Ecosse de sir Walter Scott, n’en ont pas moins leur charme et leur romantisme à part : horizons de toile peinée, montagnes de carton, lacs de gaze argentée, qu’importe si vous avez rêvé, si la divine larme a tremblé sous vos cils ? C’est qu’au fond il y a dans la musique de Lucia ce qui manque à la partition de Marie Stuart, le sentiment et la passion, deux choses sans lesquelles la musique n’est rien, et deux choses par lesquelles elle devient à l’instant ce qu’on voudra, écossaise, italienne, flamande, orientale, de tous les siècles et de tous les pays. Nous parlions des souvenirs évoqués en nous de Lucia ; au quatrième acte, il est une scène où le décor vient encore aider à l’illusion ; vous vous croiriez alors au Théâtre-Italien par une belle représentation de l’œuvre de Donizetti. Ne voyez-vous point, en effet, là-bas ce château illuminé et cette mer bleuâtre où frissonne un arc-en-ciel d’opale ; et pour que rien ne manque au rapprochement, regardez sur le devant du théâtre, et vous y découvrirez, à la faveur du clair de lune, le ténor empanaché soupirant au milieu d’un groupe d’amis fidèles. Nous avouerons qu’en ce moment il nous a été impossible de ne pas songer au sublime adagio de l’air de Rawenswood et surtout à Moriani. Qu’est-ce que Moriani ? Dira-t-on ? Un ténor de la classe de Rubini, ni plus ni moins, un de ces virtuoses maîtres qui savent vous impressionner jusqu’à l’enthousiasme là où vous eussiez cru la somme des émotions épuisée. Nous ayons entendu Moriani à Londres, cet été, pendant que l’illustre chanteur y faisait les délices du Queens-Theater et de la saison musicale, et c’en est assez pour que nous ne laissions plus de trève à M. le directeur du Théâtre-Italien de Paris. Nous voudrions pouvoir donner en passant une idée de l’art inoui avec lequel Moriani compose le finale de la Lucia ;,il trouve à des sons sourds et étouffés qu’eût enviés Rubini lui-même, et nous ne croyons pas que le grand artiste qui fut pendant dix ans l’honneur de notre compagnie italienne nous ait jamais rien fait entendre de plus beau que la phrase suivante telle que Moriani, la dit ou plutôt la déclame :

Mai non passavi, ô barbara,
Del tuoconsorte al lato, — ah !
Rispetta al men le ceneri, etc.

Dans la première partie : de la période et au mot consorte, on sent éclater une colère terrible à laquelle Moriani donne en même temps un ton plein de bon goût et de convenance ; puis, après cet éclat, arrive le soupir d’amour, cet ah ! qui interrompt sa fureur et par lequel il rentre merveilleusement dans le ton plaintif du début : rispetta al men, etc. On ne saurait lier ensemble avec un plus grand art, deux mouvemens opposés, l’invocation mélancolique et la menace ; Talma n’eût pas trouvé mieux, et c’est là réussir, comme dit Boileau, dans ce qu’il y a de plus difficile au monde : les transitions. Du reste, la manière dont Moriani compose le finale de la Lucia indique