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quelques traits partirent de droite et de gauche ; bref, la discussion s’engagea. Mme  de Vaubert en saisit aussitôt les rênes, et jamais automédon conduisant un quadrige et faisant voler la poussière olympique ne déploya autant de dextérité qu’en cette occasion la baronne. Le terrain était difficile, creusé d abîmes, hérissé d’aspérités, traversé d’échaliers et d’ornières ; du premier bond, le marquis courait risque de s’y rompre le cou. Elle en sut faire une route aussi droite, unie et sablée que l’avenue d’un château royal ; elle tourna tous les obstacles, contint la fougue étourdie d’un marquis, aiguillonna Bernard sans l’irriter, les lança l’un et l’autre tour à tour au trot, au galop, au pas relevé ; puis, après les avoir fait manœuvrer, pirouetter, se cabrer et caracoler, de façon toutefois à laisser à Bernard les honneurs de la joute, elle rassembla les guides, serra le double mors, et les ramena tous deux fraternellement au point d’où ils étaient partis. Insensiblement Bernard avait pris goût au jeu. Échauffé par cet exercice, entrainé malgré lui par la bonne humeur du marquis, il montra moins de raideur et plus d’abandon, et lorsqu’au dessert le gentilhomme dit en lui versant à boire :

— Monsieur, voici d’un petit vin que monsieur votre père ne méprisait pas ; je prétends que nous vidions nos verres à sa mémoire et à votre heureux retour.

Machinalement Bernard leva son verre et toucha celui du marquis.

Le repas achevé, on se leva de table pour aller faire un tour de parc. La soirée était belle. Hélène et Bernard marchaient l’un près de l’autre, précédés du marquis et de la baronne, qui causaient entre eux, et dont la voix se perdait dans le bruit de l’eau et dans le murmure du feuillage. L’un et l’autre étaient silencieux et comme absorbés par le bruissements des feuilles desséchées que leurs pieds soulevaient en marchant. Quand le marquis et sa compagne disparaissaient au tournant d’une allée, les deux jeunes gens pouvaient croire un instant qu’ils erraient seuls dans le parc désert, à la sombre clarté des étoiles. Plus pure et plus sereine que l’azur du ciel qui étincelait au-dessus de leurs têtes. Mlle  de La Seiglière ne ressentait alors aucun émoi, et continuait d’aller d’un pas lent, rêveur et distrait, tandis que Bernard, plus pale que la lune qui se montrait derrière les aulnes, plus tremblant que les brins d’herbe qu’agitait le vent de la nuit, s’enivrait, à son insu, du premier trouble de son cœur. De retour au salon, la conversation reprit son cours autour d’un de ces feux clairs qui égaient les soirées d’automne. Le sarment pétillait dans l’âtre, et les brises imprégnées de la senteur des bois lutinaient follement les