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le moindre reproche dans sa pensée, la moindre amertume dans son cœur. Frédéric, en répondant à ses questions, ne pouvait s’empêcher de comparer cette sérénité d’ame, cette absence de tout fiel, avec la rancune et la misanthropie de son père. Les malheurs qui viennent du ciel rendent bon, pensait-il ; les revers qui viennent de la terre aigrissent.

Sa tante lui parla ensuite de sa mère, nature tendre et moins destinée au monde qu’au séjour des anges ; il l’écoutait avec attendrissement, et croyait revoir la chaste figure qu’il se rappelait confusément penchée sur son berceau. Certes, s’il est permis aux ames de revenir sur cette terre, celle de la pauvre morte dut se poser doucement près de ce modeste foyer entre ce fils ému et cette amie fidèle, et s’envoler ensuite, emportant du bonheur même au ciel.

Les paroles s’échangeaient ainsi attachantes et familières entre ces deux personnes qui, peu d’instans auparavant, étaient encore inconnues l’une pour l’autre, tant il est vrai que c’est la conformité d’ame et non l’habitude qui forme les liens les plus réels. Frédéric se laissait aller au charme de ce facile épanchement ; c’était la première fois de sa vie que son cœur s’ouvrait sans crainte et sans détour. Lisant l’intérêt dans les yeux de sa tante, il lui raconta d’abord son enfance insouciante, puis son adolescence disposée à l’expansion, mais bien vite réprimée par la sévérité de son père ; son éducation, les plans de celui-ci, ses préceptes décourageans, enfin ses projets actuels et l’aspect égoïste et chagrin sous lequel il lui peignait le monde.

— Ton père t’aime sincèrement, lui dit sa tante. Après avoir passé sa vie à poursuivre l’ambition, il rêve pour toi un avenir brillant. Moi, mon enfant, je suis plus ambitieuse encore, je te souhaite le bonheur.

Cependant les heures s’écoulaient rapides ; jamais la vieille servante n’avait veillé aussi tard. Frédéric fut conduit dans la chambre qui lui avait été préparée. Cette soirée lui avait paru délicieuse ; le charme s’en perpétua dans son sommeil. La fatigue l’endormit ; mais l’imagination continua sa course, et il rêva. Il rêva du souhait de sa tante, du bonheur, c’est-à-dire, à vingt ans, de l’amour. Il revit les ruines du vieux château et l’arcade solitaire ; il se vit lui-même près de la belle inconnue qui ne fuyait plus ses regards ; puis il aperçut sa tante qui gravissait lentement la montagne ; elle s’approcha de la jeune femme, d’un air plein de bonté, lui prenant la main, l’emmena avec elle. Frédéric les suivit. Ils allaient ainsi, sans se parler, la figure radieuse et le cœur satisfait ; un beau soleil les éclairait. Mais, à un détour du chemin, ils entrèrent dans une grande forêt de pins ; les ob-