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équipages. Il ne put s’empêcher de penser aussi à la différence de leurs buts. D’un côté une somptueuse hospitalité, toutes les ressources de la richesse, toutes les jouissances du monde et les satisfactions de la vanité ; de l’autre, le foyer d’une pauvre veuve, un accueil modeste et calme, une étroite demeure, mais sans doute partagée avec joie et avec ce cœur attentif qui dresse partout des palais. Cependant Frédéric s’aperçut qu’il s’était trompé de route et que, tout en rêvant assis au pied des arbres, ou suivant le cours des ruisseaux, il avait employé le jour presque entier, tandis que son petit voyage n’exigeait que quelques heures. Un paysan chez lequel il trouva une hospitalité rustique lui indiqua son chemin, qui était à peu près aussi long que s’il partait d’Heidelberg. Il ne fit qu’en rire et se remit gaiement en marche. Quand il approcha de Manheim, le jour baissait ; l’heure qui sépare le coucher du soleil des ombres de la nuit jetait sur les champs muets son calme et son immobilité. Frédéric se laissa aller aux pensées simples et tendres qui naissaient en foule dans son cœur pour cette tante qu’il ne connaissait pas, mais qui lui apparaissait bonne, fidèle et indulgente, comme ceux qui ont beaucoup souffert. Quand les étoiles commencèrent à paraître, il lui sembla que sa mère dans le ciel souriait à sa venue près de cette digne veuve qu’elle avait aimée et comprise, malgré les préjugés de son mari ; il lui sembla qu’il laissait derrière lui le tumulte des orgies, la bizarrerie des actions et le vide des plaisirs, qu’il marchait vers le bien, vers l’appui et le conseil dont son cœur avait besoin, et, arrivé devant la petite maison qu’habitait sa tante Marianne presqu’aux portes de Manheim, ce fut avec une sorte d’attendrissement vague qu’il en souleva légèrement le marteau.

IV.

Frédéric n’avait pas annoncé sa venue ; il fut obligé de dire son nom à la vieille servante qui vint lui ouvrir. À peine l’eut-elle entendu, elle prit un air visible de contentement et l’invita à la suivre. Frédéric comprit que la maîtresse et la servante avaient souvent parlé de lui, qu’il était attendu, et ses dispositions affectueuses en furent augmentées.

— Qu’y a-t-il, Nanette ? dit la vieille dame, sans cesser de faire aller les aiguilles de son tricot.

— Madame, c’est votre neveu, M. Frédéric ! fit Nanette d’un air triomphant.