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REVUE DES DEUX MONDES.

— Comment ! s’écria le marquis, un drôle dont le père a labouré mes champs et dont j’ai vu la mère apporter ici, chaque matin, pendant dix ans, le lait de ses vaches, viendra m’insulter chez moi, et je n’y pourrai rien ! Non-seulement je ne le ferai pas jeter à la porte par mes laquais, mais encore je devrai t’héberger, le fêter, lui sourire et lui mettre ma fille au bras ! Un va-nu-pieds qui trente ans plus tôt se fut estimé trop heureux de panser mes chevaux et de les conduire à l’abreuvoir ! Avez-vous entendu avec quelle emphase ce fils de bouvier a parlé des sueurs de son père ? Quand ils ont dit cela, ils ont tout dit. La sueur du peuple ! la sueur de leurs pères ! Les impertinens et les sots ! Comme si leurs pères avaient inventé la sueur et le travail ! S’imaginent-ils donc que nos pères ne suaient pas, eux aussi ? Pensent ils qu’on suait moins sous le haubert que sous le sarrau ? Cela m’indigne, madame la baronne, de voir les prétentions de cette canaille qui se figure qu’elle seule travaille et souffre, tandis que les grandes familles n’ont qu’à ouvrir les deux mains pour prendre des châteaux et des terres. Et comment trouvez-vous ce hussard qui vient revendiquer un million de propriétés, sous prétexte que son père a sué ? Voilà les gens qui nous reprochent l’orgueil et la vanité des ancêtres ! Celui-ci réclame insolemment le prix de la sueur de son père, puis il s’étonnera que je tienne au prix du sang de vingt de mes aïeux !

— Eh ! mon Dieu, marquis, vous avez cent fois raison, répliqua Mme  de Vaubert. Vous avez pour vous le droit ; qui le nie et qui le conteste ? Malheureusement, ce hussard a pour lui la loi, la loi mesquine, taquine, hargneuse, bourgeoise en un mot. Encore une fois, vous n’êtes plus chez vous, et ce drôle est ici chez lui ; c’est là ce qu’il vous faut comprendre.

— Eh bien ! madame la baronne, s’écria M. de La Seiglière, s’il en est ainsi, mieux vaut la ruine que la honte, mieux vaut abdiquer sa fortune que son honneur. L’exil ne m’effraie pas ; j’en connais le chemin. Je partirai, je m’expatrierai une dernière fois. Je perdrai mes biens, mais je garderai mon nom sans tache. Ma vengeance est toute prête : il n’y aura plus de La Seiglière en France !

— Eh ! mon pauvre marquis, la France s’en passera.

— Ventre-saint-gris, madame la baronne ! s’écria le marquis rouge comme un coquelicot. Savez-vous ce que dit un jour à son petit lever le roi Louis XIV, en apercevant mon trisaïeul au milieu des gentilshommes de sa cour ? Marquis de La Seiglière, dit le roi Louis en lui frappant affectueusement sur l’épaule…

— Marquis de La Seiglière, je vous dis, moi, que vous ne partirez