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HENRIETTE.

ne manquerait pas de faire. On aime, on est aimé ; mais le monde, les devoirs bornent l’horizon et arrêtent les élans sans limites. En un mot, on est heureux, on a des liaisons, mais point de passions, et c’est là ce qu’il faut.

— Tu parles comme mon père, dit Frédéric avec impatience.

— Je parle dans ton intérêt, et j’ai deux avantages pour être cru : de n’être pas ton père, et de n’avoir pas soixante ans. Quant à la passion, tu comprends bien que, comme artiste, j’ai dû d’abord en avoir au moins une, et que j’en dis du mal comme d’une ancienne maîtresse. J’ai aimé comme tu l’entends, ardemment, démesurément, éternellement ; je le pensais du moins. J’ai aimé en Italie une Italienne, c’est tout dire. Bouillans comme le Vésuve, agités comme la Méditerranée, c’est ainsi que nous étions ; cela dura un mois de clairs de lune et de sérénades ; rendez-vous, escalades, rien n’y manquait. Le second mois, l’agitation devint tempête ; le troisième, Thérésa, pour un regard jeté sur une autre fille, m’enfonça dans le bras son épingle d’argent. Le lendemain, j’étais en route pour l’Allemagne, mon sac sur le dos, et disant adieu au toit de ma bien-aimée et à la passion. Je n’ai revu ni l’une ni l’autre.

Frédéric sourit à ce singulier résumé ; mais il se tut, car il n’était pas persuadé, et la passion d’Antonio ne ressemblait en rien à l’amour qu’il rêvait. Antonio peignait en chantant, comme pour attester sa parfaite guérison.

— Je te remercie de tes conseils, lui dit Frédéric en s’en allant, et tâcherai de les suivre, c’est-à-dire d’être sage, car je ne me sens pas encore mûr pour la folie gaie que tu me souhaites.

Il rentra chez lui plus inquiet qu’il n’en était sorti. Si le côté positif de sa nature approuvait une partie des réflexions de son ami et les reconnaissait justes, la peinture des liaisons faciles du monde révoltait sa délicatesse ; trop jeune et trop honnête pour en goûter l’égoïsme commode, il n’en voyait que le revers honteux et misérable, et se rejetait avec plus de complaisance encore dans ses rêves innocens, où l’amour lui apparaissait comme un beau lac que traversaient, sans le troubler, de blanches et pures visions.

Peu de jours après, Frédéric résolut de remplir un devoir qu’il avait négligé jusqu’alors. Une sœur de son père habitait Manheim, petite ville située à quatre lieues environ d’Heidelberg. À son départ, le baron lui avait dit « Vous irez visiter votre tante ; c’est votre seule parente et une digne femme, quoiqu’un peu faible de tête, comme elle l’a prouvé. Enfin, c’est ma sœur ; vous lui porterez mes amitiés.