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tendre qui donne un intérêt à ma vie en y posant un but. Tu dis que je suis amoureux : je ne le suis pas encore, mais il me semble que je serais heureux si j’aimais réellement et si j’étais aimé.

Antonio était devenu pensif, et écoutait attentivement Frédéric qui s’animait en parlant, comme s’il eût brisé un joug trop-longtemps imposé.

— Tu as raison de te confier à moi, dit-il en lui serrant cordialement la main ; nous ne pensons pas de même, c’est vrai mais, entre nous, il y a une sincère amitié qui aide à tout comprendre. J’userai des droits qu’elle me donne, et te parlerai franchement. Tu m’effraies. Ta sensibilité, exaltée par la privation et l’isolement, est prête à se porter avidement sur l’objet qui se présentera d’abord à tes yeux. Si ton choix n’est pas heureux, et que d’apparences sont trompeuses ! je tremble pour toi, car, tel que je te comprends, ton premier amour peut décider de ta vie. Je suis un fou gai, c’est l’espèce la meilleure. Nous autres, en effet, nous ne perdons de notre raison que ce qu’il en faut perdre pour oublier la réflexion et mieux goûter le plaisir. Mais les fous sérieux sont les plus difficiles à guérir, car leur folie même ressemble à la raison : elle a pour appuis la nature toujours en lutte avec la société, les instincts du cœur et tout le cortége des sentimens généreux. Prends garde à toi ; vois comme tu dois te défier : cette jeune femme, à peine l’as-tu entrevue, et déjà, pour la retrouver, tu passerais les monts si l’on te disait qu’elle est de l’autre côté. Elle t’est apparue, il est vrai, entourée de tout le prestige de la nature et du mystère ; elle t’est surtout apparue dans un moment où ton cœur s’élançait d’avance au-devant d’un idéal inconnu, mais ardemment désiré. Sais-tu pourtant qui elle est ? n’est-elle pas mariée ? l’enfant qui dormait sur ses genoux paraissait lui appartenir. Quelle place occupe-t-elle dans le monde ? Et mille questions dont la passion s’inquiète peu, mais que doit faire le bon sens toujours traité par elle avec un dédain si superbe. Crois-moi, cette jeune femme peut être aussi bonne qu’elle est douce aux yeux, mais n’importe, ne la cherche pas ; tu ne trouverais peut-être là que des tourmens. Pourquoi, sans te lancer dans le domaine du romanesque, ne te créerais-tu pas dans le monde quelque distraction agréable ? Pour ne pas être en ruines, les châteaux des environs ne renferment pas moins de jolies châtelaines ; elles sont de ton rang, et tu peux les retrouver dans la sphère où tu es appelé à vivre. Mais elles ne sont pas libres non plus, me diras-tu. Je m’en félicite pour toi, car les liens qui les retiennent sont une précieuse sauve-garde qui épargne à la jeunesse les folies qu’elle