Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/1048

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1042
REVUE DES DEUX MONDES.

Frédéric s’arrêta tout à coup, et, saisissant le bras d’Antonio :

— Là-bas, regarde là-bas, lui dit-il à voix basse et avec une émotion singulière.

— Qu’y a-t-il ? Est-ce Jetta ? dit Antonio, et son regard suivit la direction de celui de Frédéric.

Les deux amis venaient d’entrer dans une cour du château plus reculée que celles qu’ils avaient parcourues jusque-là. Une grande fraîcheur y régnait ; les murs presque entièrement écroulés avaient livré passage à une abondante végétation, qui couvrait ce lieu écarté d’ombre et de mystère. L’herbe épaisse et fine laissait à peine entrevoir les dalles et amortissait le bruit des pas. De petits œillets rouges, des clochettes lilas, des orchis aux pétales d’azur, émaillaient la sombre verdure des lierres aux graines noires, et livraient au vent leur parfum sauvage. Là, sous une arcade restée seule debout, qu’une vigne entourait de ses rameaux flexibles, une jeune femme était assise, un bel enfant sur ses genoux. Elle le regardait dormir avec une tendresse toute maternelle, quoique l’extrême jeunesse de sa figure et la candeur virginale répandues sur sa physionomie annonçassent plutôt une jeune fille. Elle portait une robe d’un bleu assez foncé, dont, pour garantir l’enfant, elle avait relevé une partie sur sa tête. Nattés suivant la mode allemande, ses cheveux blonds brillaient comme une auréole d’or sur ce fond un peu sombre.

— Je te pardonne ton interruption, dit Antonio en souriant, car voici un délicieux tableau qui me rappelle les madones de nos grands peintres. Ce pan de robe bleu, cette ruine pareille à celles que Raphaël place quelquefois dans ses fonds, ajoutent à l’illusion, et le divin maître n’a pas rêvé de vierge plus belle.

— Belle ! oh ! bien belle, en effet dit Frédéric en soupirant. Comme il parlait encore, une main se posa sur sa bouche, et une voix de femme, douce, mais un peu saccadée, lui dit :

— Pourquoi le troublez-vous ? Le petit Jésus s’endort ; l’oiseau du ciel lui-même ne chante pas, de peur de l’éveiller ; la rosée tombe sans bruit, la fleur reste immobile. Pourquoi le troublez-vous ? Éloignez-vous et faites silence.

Celle qui parlait ainsi était une grande jeune fille dont le costume n’était pas moins étrange que le langage. Sa robe blanche traînait sur l’herbe ; les manches en étaient longues et flottantes. Sa figure pale et souffrante n’offrait rien de remarquable que l’incroyable mobilité du regard, qui avait quelque chose de craintif et d’effarouché. Elle tenait à la main une couronne de fleurs sauvages.