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REVUE DES DEUX MONDES.

tune. Mais vous, mais notre belle Hélène, mais les enfans qui naîtront d’une union charmante, voilà, marquis, voilà ce qui m’effraie !

Ils en étaient là de ce long entretien, lorsqu’un laquais annonça qu’un inconnu, qui refusait de se nommer, demandait à parler à M. le marquis.

— C’est notre homme, dit la baronne.

— Faites entrer, dit le marquis.

— Songez bien, s’empressa d’ajouter Mme de Vaubert, que tout le succès de l’entreprise dépend de cette première entrevue.

Le parquet du corridor retentit sous un talon brusque, ferme et sonore, et presque aussitôt le personnage qu’on venait d’annoncer entra militairement, botté, éperonné, le chapeau et la cravache au poing. Quoiqu’évidemment flétri par la fatigue et par la souffrance, c’était un homme qui paraissait avoir trente ans au plus. Le front découvert, effleuré déjà par des rides précoces, les joues amaigries, l’œil enfoncé dans son orbite, la bouche mince et pâle, ombragée d’une moustache épaisse et brune, l’air franc et décidé, l’attitude fière et même un peu hautaine, il avait une de ces figures qui passent pour laides aux yeux du monde, mais que les artistes ont en général la faiblesse de trouver belles. Une redingote bleue, boutonnée jusqu’au col, pressait sa taille élancée, droite et souple. À peine entré dans ce salon qu’il sembla reconnaître, son regard s’amollit, et son cœur parut se troubler ; mais, s’étant remis promptement d’une émotion involontaire, il s’inclina légèrement à quelques pas de la baronne, puis interpellant le marquis :

— C’est à M. de La Seiglière que j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-il avec une politesse glacée et d’une voix qui se ressentait encore de l’habitude du commandement.

— Vous l’avez dit, monsieur. À mon tour, puis-je savoir…

— Dans un instant, monsieur, répliqua froidement le jeune homme ; si, comme je le suppose, c’est à Mme de Vaubert que j’ai l’honneur de m’adresser, madame, veuillez rester, ajouta-t-il, vous n’êtes pas de trop entre nous.

Un éclair de joie passa dans les yeux de Mme de Vaubert, complètement rassurée sur le gain d’une bataille dont elle avait dressé le plan et qu’elle allait pouvoir diriger. De son côté, M. de La Seiglière respira plus à l’aise, en sentant qu’il allait manœuvrer sous les ordres d’un si grand capitaine.

— Monsieur, veuillez vous asseoir, dit-il en s’asseyant lui-même presqu’en face de la baronne.