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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

proche de l’orage, frissonnait-elle sous le pressentiment de sa destinée ?

Ce même soir, un cavalier à qui nul ne songeait suivait la rive droite du Clain. Arrivé à Poitiers depuis moins d’une heure, il n’avait pris que le temps de se faire seller un cheval, et il était parti au galop, en remontant le cours de la rivière. La nuit était noire, sans lune et sans étoiles. Au détour du sentier, en découvrant le château de La Seiglière, dont la façade illuminée courait en lignes étincelantes sur le fond assombri du ciel, il arrêta court son cheval sous la brusque pression du mors. En cet instant, une gerbe de feu sillonna l’horizon, s’épanouit dans les nuages et tomba en pluie d’or, d’améthistes et d’émeraudes sur les tours et les campaniles. Comme un voyageur hésitant qui ne reconnaît plus son chemin, le cavalier promena autour de lui un regard inquiet ; puis, sûr de ne s’être pas trompé, il rendit la bride et continua sa route. Il mit pied à terre à la porte du parc, et, laissant sa monture à la grille, il entra juste au moment où la foule champêtre, dans un paroxysme d’enthousiasme et d’amour, mêlait les cris de vive le roi ! à ceux de vive le marquis ! Toutes les fenêtres étaient encadrées de feuillage et décorées de transparens ; le plus remarquable, chef-d’œuvre d’un artiste du cru, offrait aux yeux ravis l’auguste tête de Louis XVIII, sur laquelle deux divinités allégoriques courbaient des branches d’olivier. Au pied du perron, la musique d’un régiment en garnison à Poitiers jouait à pleins poumons l’air national de Vive Henri-Quatre. Doutant s’il était éveillé, observant tout et ne comprenant rien, impatient de savoir, tremblant d’interroger, l’étranger se perdit dans la fête sans être remarqué de personne. Après avoir long-temps erré, comme une ombre, autour des groupes, en passant contre une des tables qu’on avait dressées dans les allées, il entendit quelques mots qui frappèrent son attention. S’étant assis au bout d’un banc, non loin de deux anciens du pays qui, tout en buvant le vin du château, s’entretenaient, d’un ton goguenard, du retour des La Seiglière et de la mort du vieux Stamply, il s’accouda sur la table, et, le front appuyé sur ses deux mains, il demeura long-temps ainsi.

Lorsqu’il s’éloigna, le parc était désert, le château silencieux, les derniers lampions achevaient de s’éteindre, et les coqs éveillaient le jour.