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reste de l’avis de mes maîtres, Cervantes, Shakspeare, Montaigne, Tacite ; ils ont passé leur vie à observer les lumières et les ombres inégalement répandues sur les variétés de notre espèce.

Cette fiction de la nouvelle romancière, trop longue d’ailleurs et à laquelle manque tout un côté de la vie humaine, émane si complètement de la sphère qui domine la société anglaise, elle ressort si intimement des idées et des sentimens raffinés de ce monde à part, qu’il suffit d’une hypothèse pour tout renverser. Remplacez par une confiance et une franchise bourgeoises le scrupule dont Ellen est possédée et dont elle est victime. Que la jeune femme vienne trouver le grave Édouard quand il est de bonne humeur, après le succès de son élection par exemple et le triomphe de sa cause, qu’elle lui dise « Édouard, je me suis trompée, je vous ai trompé aussi. J’ai commis une faute autrefois, légère par l’intention, horrible par les suites ; j’en ai fait une plus grande quand je me suis cachée de votre sévérité, redoutant la perte de votre tendresse. J’ai eu tort mille fois davantage lorsque mon orgueil m’a défendu de me placer sous votre aile. Ah ! pardonnez-moi, j’ai demandé protection à un autre que vous ; et celui-là, je ne l’aimais pas ! Vous voyez mes fautes ; la plus grave a été de vous craindre, vous que j’aime ! Pardonnez-moi donc, Édouard, c’est là mon crime. Henri avait surpris un secret effroyable qui m’appartient. J’avais peur ; je l’ai cherché, je l’ai vu, je lui ai écrit, toutes les apparences sont contre moi, toutes sont menteuses ! Soyez sévère, mais soyez juste, Édouard, pardonnez-moi ! »

Ellen ne prit conseil que de sa fierté et de sa crainte. On imagine ce que dut souffrir cette jeune femme pour qui le monde et l’avenir étaient dans l’amour de son mari. Elle se persuadait qu’une fois instruit de ce qui s’était passé, de la mort de sa sœur et des conversations intimes de sa femme avec Lovell, il ne voudrait plus la regarder ni l’entendre. Lady Fullerton triomphe dans la peinture de ces souffrances ; Ellen se voit dégradée dans le cœur de l’homme qu’elle aime ; plus les lettres anonymes se multiplient, plus elle redouble de soins pour les intercepter et les supprimer. Rien de tout cela ne serait vraisemblable dans des conditions différentes ; l’éducation aristocratique, religieuse, poétique, le suprême raffinement des idées et des habitudes, expliquent seuls les terreurs et les longs scrupules d’Ellen. Middleton espère et attend de sa femme une perfection idéale, une régularité angélique, avant comme après le mariage ; pour lui dérober ce secret et celui de ses innocens rapports avec Henri, elle s’abaisse à tous les subterfuges, elle admet les mille faussetés qui ne trompent