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ELLEN MIDDLETON.

Le secret d’Ellen, inconnu de toute la famille, ne l’est pas de deux personnes, de Lovell et de mistriss Tracy, qui ont tout vu d’une chambre du château. La gouvernante profitera de ce qu’elle sait, elle en usera pour ses desseins ; déjà elle redoutait que Lovell s’attachât à la jeune Ellen, tous ses plans formés en faveur d’Alice pouvaient être ainsi déjoués. Ce secret domine la position entière, la femme de chambre peut perdre Ellen ; comme la mort de l’enfant assure à sa sœur aînée la fortune paternelle, cet acte peut devenir le texte d’imputations odieuses. Quant à Lovell, avec un caractère tel qu’est le sien, vous présumez bien qu’il aimera Ellen ; là se trouvent à la fois le danger, l’attrait, la passion, l’impossible ; il se met donc à aimer éperdument sa cousine. Attirée vers lui par une analogie mystérieuse de caractère, par l’éclat, la grace, la nouveauté, le fracas des manières, elle ne lui donne après tout que sa curiosité de jeune fille ; la portion sérieuse de son cœur est captivée par la gravité de Middleton. Cette nuance est charmante de délicatesse et d’ardeur. Les progrès que Lovell a semblé faire dans les préférences d’Ellen affligent Édouard, qui part pour le continent ; ils déplaisent fort à l’oncle, qui donne à Lovell son congé définitif.

Ellen reste seule au château. Figurez-vous les grandes pelouses d’un vert sombre, l’ombre des chênes aux énormes branches, le silence du manoir, la mélancolie des cloches lointaines, la régularité sourde de la vie, le murmure continu du torrent tombant de la cascade dans les fossés, l’orgue qu’Ellen fait soupirer sous les voûtes de la grande salle qui date des Plantagenets, le remords et le chagrin de l’enfant devenue jeune fille, le départ du cousin adoré, la crainte vague jetée dans son ame par quelques mots obscurs que Lovell a prononcés. Que tout cela est triste, et que nous arriverions facilement à l’une de ces créations qui, sous prétexte d’être sentimentales, nous plongent dans le marécage de la mélancolie éternelle, si une peinture fine du grand monde à la campagne ne réveillait l’esprit et ne ranimait la composition ! Ceci est velouté, délicat, et cependant vrai. La tapisserie, les chenets et la pincette n’y sont pas décrits et détaillés comme par gens qui n’auraient marché de leur vie que sur le carreau d’un cinquième étage ; les fourchettes et les réchauds de vermeil n’apparaissent pas avec fracas comme des héros extraordinaires. Ce qui constitue le vrai high life, c’est l’habitude de ne faire aucune attention à ces choses ; et je m’extasie toujours sur la vulgarité de ceux qui, pour peindre les mœurs d’un certain monde, appuient sur la livrée, le plateau qui supporte la lettre, et les ajustemens du tapis-