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et d’une admiration compatissante[1], a raconté qu’ayant connu le poète à Florence, en 1828, et l’ayant accompagné dans un petit voyage à Recanati, il entendit chemin faisant, de sa bouche, le récit de sa conversion philosophique, c’est ainsi que Leopardi la nommait : la première impulsion lui serait venue d’un personnage qu’il admirait beaucoup, littérateur influent par son esprit et par ses ouvrages. Mais, de quelque part que soit arrivée au jeune homme la première provocation au doute et à l’examen, et quand il en aurait reçu l’initiative dans la conversation de quelqu’un de ses amis philosophes, comme Giordani ou tout autre, il faut reconnaître que l’esprit seul de Leopardi fit les frais de cette nouvelle opinion dans laquelle il s’engagea, et qui lui devint aussitôt comme un progrès naturel et nécessaire de sa pensée, un sombre et harmonieux développement de son talent et de sa nature. Nous aurons assez d’occasions d’en étudier les traits et la forme tout originale entre les diverses sortes d’incrédulité et de désespoir.

Cette tournure décisive que prirent les opinions philosophiques de Leopardi, aussi bien que ses exhortations de réveil patriotique, eurent pour effet d’aliéner de lui son père, qu’on dit homme distingué lui-même, écrivain spirituel, mais qui ne pardonna point à son fils d’embrasser une cause contraire. Toute la suite de l’existence du poète en fut entravée et resta sujette à la gêne. Il ne put s’éloigner du gîte natal, qui lui devenait insupportable, sans que les ressources domestiques lui fussent parcimonieusement marchandées, ou même totalement refusées à la fin. Les détails précis qu’on pourrait donner sur certains instans de détresse d’un si noble cœur seraient trop pénibles.

Au mois d’octobre 1822, cédant aux instances de quelques amis, Leopardi quitta pour la première fois Recanati et se rendit à Rome, où ses relations s’étendirent. Il fut chargé de dresser le catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque Barberine. Il fit la connaissance de Niebuhr, qui l’apprécia dignement, et qui essaya même de lui faire donner un emploi par le cardinal Consalvi ; mais on n’y consentait qu’à la condition que Leopardi embrasserait la carrière ecclésiastique. Niebuhr essaya encore d’attirer son jeune ami comme professeur à l’université de Berlin. Dans sa seconde édition des vers retrouvés de Merobaudes,

  1. Voir le livre intitulé : Teorica del Sovrannaturale (1838), page 390. Il y rappelle, à propos de Leopardi, ce beau mot de saint Augustin, au début de ses Confessions : « Fecisti nos, Domine, ad te, et : inquietum est cor nostrum donec requiescat in te ; tu nous as faits pour toi, ô Seigneur, et notre cœur est en proie sans relâche, jusqu’à ce qu’il trouve son repos en toi. »