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Parle-t-on d’une religion prêchée au nom de la raison ? Je demande qui en donnera le symbole. Est-ce par hasard l’état ? Nous voilà revenus à Hobbes. Seront-ce les philosophes ? Qu’on veuille bien en trouver deux qui soient d’accord sur un symbole précis. S’agit-il seulement d’une influence générale, de la diffusion universelle des lumières et de l’esprit de tolérance et de liberté ? C’est à merveille sans doute ; mais on ne satisfait pas, on ne console pas le peuple avec des idées générales. Courbé sur la terre, tout entier aux besoins de chaque jour, il faut qu’on lui apporte tout préparé le pain spirituel, la nourriture de vie. Veut-on que le peuple fasse des cours de métaphysique ? On bien, en reviendrons-nous au Catéchisme de Volney ? Le peuple aimera toujours mieux l’Évangile. Tout cela est déraisonnable, contraire à la nature des choses et aux enseignemens de l’histoire. Aucune, fusion, aucun mariage n’est possible entre le christianisme et la philosophie. Le christianisme y perdrait sa règle, la philosophie sa liberté. Que l’état concilie les enseignemens de la religion et ceux de la philosophie dans ses écoles, il le doit, il le peut ; car, grace à Dieu, le but de la philosophie et celui de la religion sont les mêmes : élever, fortifier les ames ; et, dans certaines limites, l’accord est parfait. Mais vouloir mettre en harmonie, soit par un mélange impraticable, soit par une séparation factice, deux puissances contraires, c’est aller contre la force des choses, c’est fermer les yeux volontairement sur ce qui s’est passé dans le monde depuis trois siècles.

La philosophie et le christianisme doivent donc se développer au XIXe siècle avec une entière indépendance, et conquérir les ames, chacune avec les moyens qui leur sont propres, sous la protection commune de notre libre société. Ceux qui prédisent la chute prochaine du christianisme connaissent bien mal cette grande religion et plus mal encore le cœur humain et l’état moral de l’Europe. Le christianisme a rendu au genre humain d’inappréciables services ; il est loin d’être au terme de cette sublime mission ; comment aurait-il épuisé sa carrière, puisqu’il n’a pas épuisé ses bienfaits ? Pour nous, philosophes, gardons fermement notre caractère ; défendons notre indépendance absolue avec une inébranlable énergie ; mais ne nous travestissons pas en inspirés et en prophètes. Que les leçons de l’histoire ne soient pas perdues pour nous ; n’oublions pas que la grande école d’Alexandrie, en voulant être une église, perdit sa liberté qui faisait sa force, et qu’en se cachant derrière les symboles du paganisme, elle perdit sa franchise qui faisait sa noblesse et sa dignité.


EMILE SAISSET.